Vu le film Le Bon La Brute et le Tuand de Sergio Leone (1966) avec Clint Eastwood Eli Wallach Lee Van Cleef Aldo Guiffré Luigi Pistelli Rada Rassimov Mario Brega Antonio Casale Al Mulock
Pendant la guerre de Sécession, trois hommes, préférant s'intéresser à leur profit personnel, se lancent à la recherche d'un coffre contenant 200 000 dollars en pièces d'or volés à l'armée sudiste. Tuco sait que le trésor se trouve dans un cimetière, tandis que Joe connaît le nom inscrit sur la pierre tombale qui sert de cache. Chacun a besoin de l'autre. Mais un troisième homme entre dans la course : Setenza, une brute qui n'hésite pas à massacrer femmes et enfants pour parvenir à ses fins.
Il existe des films qui dépassent leur genre, qui transforment un territoire balisé en terrain d’expérimentation esthétique, philosophique et cinématographique. Le Bon, la Brute et le Truand est de ceux-là. En apparence, un simple western spaghetti. En réalité, une fresque intemporelle, un opéra du silence et de la poussière, un chef-d'œuvre aux confins du cinéma pur. Sergio Leone, avec ce troisième volet de la "trilogie du dollar", atteint une forme de perfection insolente, qui continue d'impressionner près de 60 ans plus tard.
Les Américains ne l'ont pas compris tout de suite. Il faut dire qu’avec ses ralentis, ses visages en très gros plan, ses montages elliptiques, ses dialogues rares et minimalistes, Leone dynamitait le classicisme d’Hollywood. Là où Ford montrait la fondation d’une nation, Leone filme sa corruption. Là où Hawks glorifiait l’honneur viril, Leone ausculte le mensonge, le chaos, la brutalité, la trahison, l'avidité. Il ne réinvente pas le western, il le retourne, le pousse à son paroxysme, le fait exploser. Et dans ce fracas, il révèle un cinéma à la fois opératique, mythologique, et profondément subversif.
Leone, je ne l’ai pas découvert adolescent, quand tant d’autres s’initient au western par lui, mais plus tard, en tant que cinéphile. Pourtant, même sans voir ses films, j'avais déjà été happé par son double invisible : Ennio Morricone. C’est par la musique que je suis entré dans l’univers de Leone. Et quelle musique ! Celle de Le Bon, la Brute et le Truand est plus qu’une bande-son : c’est une narration parallèle. Chaque motif, chaque instrument semble raconter ce que les personnages taisent. Les notes remplacent les mots ; elles creusent le non-dit, font trembler l’image, rythment le vide et sculptent l’espace. La scène finale du duel au cimetière, sur le morceau "L'Estasi dell'Oro", est sans doute l’un des plus grands moments de cinéma jamais composés. Là, le temps se dilate, les regards se croisent, le silence se charge d’électricité, et la musique devient un vertige. Un opéra sans voix, une chorégraphie de regards, d'attentes, de tension pure.
Car chez Leone, les dialogues comptent moins que les regards, les gestes, les silences. Les répliques sont peu nombreuses, mais tranchantes. L’ironie y côtoie la gravité. Et surtout, les silences y sont plus éloquents que mille discours. Chaque plan semble pesé, chaque coupe pensée comme une vibration. Le montage est une partition. Et les acteurs deviennent des icônes.
Clint Eastwood, désormais silhouette mythique du western, donne au "Bon" son ambivalence sèche et mystérieuse. Lee Van Cleef campe une Brute implacable, raffinée, froide comme la mort. Mais c’est Eli Wallach, le Truand, qui emporte le morceau : pittoresque, fourbe, attachant, drôle et tragique, il compose un personnage inoubliable, qui incarne toute l’ambiguïté morale du film. Aucun de ces hommes n’est innocent. Chacun poursuit son propre intérêt, manipulant les autres, le spectateur, l’Histoire. Car Leone filme aussi une guerre — celle de Sécession — qui broie les hommes dans l’indifférence la plus totale. L’Ouest américain devient un théâtre de ruines, un no man’s land absurde où la quête de l’or tourne à la farce macabre.
Le désert n’est pas ici seulement un décor : il est un acteur à part entière. Ses vastes étendues, ses vents, ses pierres sèches deviennent le reflet d’un monde sans Dieu, sans loi, sans morale. L’aridité du paysage répond à celle des âmes. Mais dans ce néant surgit le style : des plans panoramiques monumentaux, des gros plans à couper le souffle, des scènes de suspense d’une intensité inouïe, où l'attente devient l'enjeu principal. Leone joue avec la durée, la tension, l’expectative. Chaque scène est une montée en puissance. Et pourtant, rien ne semble figé. Il y a dans ce film une fluidité extraordinaire, un souffle, une ampleur rarement atteinte.
Le Bon, la Brute et le Truand est aussi une critique déguisée de l’avidité humaine. Les trois personnages poursuivent un but commun : des dollars enterrés dans une tombe anonyme. Mais à quel prix ? Trahisons, manipulations, violence gratuite jalonnent le récit. Et au centre de ce western baroque, il y a ce cimetière circulaire, immense, où la folie du monde semble tourner en boucle. La scène finale — ce duel à trois devenu culte — est une leçon de mise en scène. Rien n’y est superflu. Tout y est tension, beauté, précision. La caméra, la musique, le montage, les regards : tout se combine en une apothéose de cinéma.
Le film dure près de trois heures, mais pas une minute n’est en trop. Il y a un rythme organique, une respiration naturelle. Leone prend son temps, et nous avec. On ne regarde pas ce film, on l’habite. Et quand les dernières notes retentissent, quand les dernières tombes se referment, on sait qu’on vient de vivre quelque chose d’unique.
Un film total, où le western devient mythe, où le silence devient musique, et où Sergio Leone impose une vision du monde aussi âpre que sublime. Un chef-d'œuvre.
NOTE : 18.20
FICHE TECHNIQUE
- Réalisation : Sergio Leone
- Scénario : Agenore Incrocci, Furio Scarpelli, Luciano Vincenzoni et Sergio Leone, d'après une histoire de Luciano Vincenzoni et Sergio Leone
- Musique : Ennio Morricone
- Décors et costumes : Carlo Simi
- Photographie : Tonino Delli Colli
- Son : Elio Pacella et Vittorio De Sisti
- Montage : Eugenio Alabiso et Nino Baragli
- Production : Alberto Grimaldi
- Sociétés de production : Produzioni Europee Associati, Arturo González Producciones Cinematográficas[] et Constantin Film Produktion[]
- Sociétés de distribution : Produzioni Europee Associati (Italie), United Artists (États-Unis), Les Artistes Associés (France)
- Budget : 1 200 000 dollars US
- Clint Eastwood (VF : Jacques Deschamps, Thibault de Montalembert) : Blondin, « le Bon » (Blondie dans la version américaine)
- Lee Van Cleef (VF : Georges Atlas, François Siener) : le sergent Sentenza, « la Brute » (Angel Eyes dans la version américaine)
- Eli Wallach (VF : Claude Bertrand, Paul Borne) : Tuco Benedicto Pacifico Juan Maria Ramirez, « le Truand »
- Aldo Giuffré (VF : André Valmy, Bernard Métraux) : Clinton, le capitaine alcoolique
- Luigi Pistilli (VF : René Bériard) : le père Pablo Ramirez, frère de Tuco
- Rada Rassimov (VF : Anne Carrère) : Maria
- Mario Brega : le caporal Wallace
- Antonio Molino Rojo (VF : Roger Rudel) : le capitaine Harper
- Antonio Casale (VF : Georges Aubert) : Bill Carson dit Jackson
- Antonio Casas (VF : Jean Daurand) : Stevens
- Livio Lorenzon (VF : Paul Bonifas) : Baker
- Al Mulock (VF : Duncan Elliott) : Elam, le chasseur manchot
- Sergio Mendizábal : le chasseur de primes blond
- Enzo Petito (VF : Paul Villé) : l'armurier
- John Bartha : le shérif
- Angelo Novi (it) : le moine
- Claudio Scarchilli : un péon
- Sandro Scarchilli (en) : un péon
- Jesús Guzmán (VF : Serge Sauvion) : Pardue, le propriétaire de l'hôtel
- Lorenzo Robledo : un membre du gang de Sentenza
- Aldo Sambrell (VF : Pierre Collet) : un membre du gang de Sentenza
- Benito Stefanelli : un membre du gang de Sentenza
- Victor Israel (en) (VF : Gabriel Le Doze) : le sergent du fort des confédérés[] (non crédité)
- Antoñito Ruiz : le plus jeune fils de Steven (non crédité)

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