Vu Le Dossier Noir de André Cayatte (1955) avec Bernard Blier Danièle Delorme Antoine Balpêtre Jean Marc Bory Nelly Borgeaud Lea Padovani Paul Frankeur Daniel Cauchy André Valmy Noel Roquevert Jacques Duby Henri Crémieux Gabrielle Fontan Jacques Marin
Jacques Arnaud, jeune juge d'instruction affecté en province, se penche sur les dossiers de son prédécesseur. Il demande un supplément d'enquête sur une vieille affaire : la mort subite de l'auteur d'un dossier noir contre Broussard, gros industriel de la région. L'exhumation de cette histoire va secouer la petite ville.
Cayatte, ou l’épine dans la balance de la justice
Qui, aujourd’hui, connaît vraiment André Cayatte, en dehors d’un cercle de cinéphiles éclairés ou de passionnés du cinéma français des années 50 ? Pourtant, à une époque où le cinéma s’interrogeait timidement sur ses responsabilités sociales, Cayatte les assumait déjà pleinement, frontalement, sans détour.
Ancien avocat, il fut l’un des premiers réalisateurs français à questionner le système judiciaire dans ses fondements mêmes. Ce n’est pas pour rien que ses films les plus marquants s’enchaînent comme un véritable procès du siècle : Justice est faite (1950), Nous sommes tous des assassins (1952), Avant le déluge (1954) … et enfin, Le Dossier Noir (1955), qui vient clore ce cycle comme un point final amer mais lucide.
L’histoire s’ouvre sur une ville en pleine reconstruction, à l’image d’une France encore convalescente d’après-guerre, tiraillée entre résurgence du pouvoir local et tensions sociales. Un crime est commis, banal en apparence, mais très vite les soupçons dérivent vers les puissants, les notables, ceux qui ont un passé à dissimuler. Le « dossier noir » du titre est un élément-clé : compromettant, potentiellement explosif, il disparaît. A-t-il été volé ? Brûlé ? Effacé ? Toute l’intrigue repose sur cette absence, et sur la quête d’une vérité qu’on refuse de voir éclater.
Ce qui fascine chez Cayatte, c’est son refus du spectaculaire. Là où un autre aurait surjoué les effets de manche, lui installe la tension dans les silences, les regards, dans les remords larvés et les manipulations douces. À la manière d’un Chabrol avant l’heure, il montre que la bourgeoisie n’est jamais plus dangereuse que lorsqu’elle feint l’innocence. Mais chez Cayatte, il ne s’agit pas de faire un polar mondain ou une critique ironique : le propos est grave, implacable, parce qu’il touche au cœur du contrat social.
Bernard Blier, en substitut du procureur envoyé pour faire la lumière sur cette affaire, est tout bonnement exceptionnel. C’est un Blier sobre, précis, droit comme une lame dans une société corrompue. Il ne dénonce pas à la manière d’un justicier, il cherche la cohérence d’un monde disloqué, et plus il creuse, plus le vide moral se creuse aussi. À ses côtés, Danièle Delorme incarne une jeune femme bouleversée, ballottée par les mensonges des adultes. Lea Padovani, sombre et énigmatique, donne à son personnage une densité tragique. Même Balpêtré, en notable trouble, impressionne. Il n’y a pas de rôle faible, même les seconds plans vibrent de tension.
La mise en scène est d’une rigueur toute judiciaire : aucun effet superflu, des cadrages sobres, des plans longs qui laissent aux acteurs le temps d’exister. La photographie en noir et blanc est sèche, presque austère, comme si Cayatte avait voulu épouser la sécheresse du droit lui-même.
Le film n’est pas sans failles : un petit creux de rythme au milieu, une certaine lourdeur parfois dans l’exposition des faits. Mais ces défauts sont insignifiants face à la force du propos. Cayatte démontre que la justice n’est jamais pure. Qu’un aveu ne vaut pas toujours preuve. Qu’un système puisse être miné de l’intérieur sans que personne ne l’admette.
Le Dossier Noir, ce n’est pas seulement un drame judiciaire. C’est un film d’éveil, un coup de projecteur sur la compromission des élites, sur les vérités que l’on préfère faire taire, sur la solitude de ceux qui veulent croire à la justice quand les autres veulent juste l’oublier.
Et ce regard-là, qui vient d’un cinéaste jamais cynique, mais toujours inquiet, mérite aujourd’hui d’être redécouvert. Car il n’a pas pris une ride. Au contraire, il résonne peut-être plus que jamais.
NOTE : 13.10
FICHE TECHNIQUE
- Réalisation : André Cayatte, assisté de Jean Valère
- Scénario : André Cayatte et Charles Spaak
- Dialogue : Charles Spaak
- Décors : Jacques Colombier
- Costumes : Rosine Delamare
- Musique : Louiguy
- Photographie : Jean Bourgoin
- Son : Jacques Lebreton
- Montage : Paul Cayatte, assistante Nicole Colombier
- Directeur de production : Henri Baum
- Société de production : Speva Films
France- Production déléguée : Rizzoli Film
Italie
- Production déléguée : Rizzoli Film
- Société de distribution : Gaumont

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