Vu le film Le Jour se Lève de Marcel Carné (1939) avec Jean Gabin Arletty Jules Berry Bernard Blier Marcel Pérès Jacqueline Laurent René Génin Mady Berry Gabrielle Fontan Jacques Baumer
Blessé à mort, un homme vient de s'écrouler dans un escalier d'immeuble. Resté seul dans sa chambre que la police assiégera jusqu'au matin, François, l'ouvrier sableur, aura tout le temps de se souvenir des événements qui l'ont conduit à commettre ce meurtre.
Le Jour se lève (1939) de Marcel Carné n’est pas seulement un chef-d'œuvre du réalisme poétique : c’est un des sommets du cinéma mondial, un film d’une densité esthétique, narrative et humaine que peu d’œuvres peuvent égaler. Son influence traverse les générations, de Melville à Truffaut, de Coppola à Scorsese, tant il condense dans un espace restreint – une chambre mansardée, quelques rues, une cage d’escalier – une vertigineuse réflexion sur le destin, l’enfermement et la mémoire.
L’histoire est tragiquement simple, taillée dans la matière brute du mythe : François, un ouvrier d’usine (Jean Gabin), tue un homme au revolver, puis se retranche dans son appartement, cerné par la police. La nuit durant, il revit en flash-back, cigarette après cigarette, les événements qui l’ont conduit à ce geste : sa rencontre avec Françoise (Jacqueline Laurent), une jeune fleuriste au charme pur, puis celle avec Clara (Arletty), modèle aux allures libres, frondeuse, blessée, et enfin Valentin (Jules Berry), un dompteur de chiens de foire, séducteur cynique et pervers, qui manipule les deux femmes et tire les fils du drame.
Tout est déjà écrit : la tragédie s’avance lentement, inexorable, et c’est dans cette lenteur que réside la grandeur du film. Carné, avec la complicité visuelle du chef opérateur Léonce-Henri Burel, enferme littéralement son héros dans l’espace clos de son logis. L’escalier devient symbole du piège social et affectif, le couloir une attente de la mort, et les objets – un revolver, un médaillon, une photo – prennent la valeur de totems ou de madeleines proustiennes. Chaque plan respire l'oppression. Chaque cadrage est composé avec une rigueur qui frôle l’épure.
La photographie est sublime, tirant parti du noir et blanc pour faire de la lumière une matière dramatique : ombres tranchées, visages cernés, clair-obscur quasi expressionniste, qui rappelle M le Maudit ou les grands films allemands des années 20. Ce n’est pas du réalisme au sens naturaliste : c’est une stylisation poétique du réel, un cauchemar diurne.
Les dialogues de Jacques Prévert, d’une justesse miraculeuse, oscillent entre verbe populaire et envolée lyrique. On y trouve des éclats de poésie jusque dans la bouche des personnages les plus simples. Arletty claque les mots avec gouaille et sensualité, Gabin les mâche avec cette nonchalance douloureuse qui est sa signature. Quant à Jules Berry, il livre ici une des performances les plus brillantes et les plus dérangeantes du cinéma français : Valentin, avec son sourire carnassier, est une figure de la jouissance toxique, de la domination par le verbe, du serpent qui sait que tout finit mal et qui s’en amuse.
L’un des aspects les plus étonnants du film réside dans sa liberté de ton. Les rapports hommes-femmes, empreints d’ambiguïté, de désir, de trahison et d’instinct, sont bien moins codifiés que dans les productions hollywoodiennes contemporaines. Clara est libre, sexuelle, amoureuse sans dépendance. Françoise hésite, ment, se cherche. Le film déjoue le romantisme classique pour creuser quelque chose de plus cru, plus vrai.
Et puis il y a la scène censurée : Arletty, sortant nue de la douche, dans une pudeur saisissante, d’une beauté limpide. Ce moment, pourtant poétique et discret, fut supprimé par les autorités de Vichy, qui trouvèrent là un prétexte pour interdire un film jugé trop noir, trop pessimiste, trop démoralisant pour une France déjà blessée. Ce n’est pas un détail : cela en dit long sur la modernité du film, et sur son courage à affronter le réel sans fard.
Car Le Jour se lève, c’est aussi cela : une œuvre prophétique. Sorti quelques mois avant la guerre, le film annonce, dans son climat de désespoir et de fatalité, le basculement d’un monde. Le titre lui-même est ironique : aucun jour ne se lève vraiment sur le destin de François. Il n’y a pas de rédemption. Juste un homme, seul, acculé, un fusil dans la main, et la mémoire de ce qu’il a aimé.
Gabin y trouve l’un de ses rôles les plus bouleversants : ce mélange de virilité meurtrie, de tendresse refoulée et de rage contenue qui deviendra sa marque. Il est ici au sommet de son art, sans forcer, juste en habitant l’espace, la fatigue, l’orgueil, la résignation.
Le Jour se lève est donc bien plus qu’un grand film : c’est une tragédie grecque dans un immeuble ouvrier, une œuvre d’une noirceur splendide, un cri étouffé contre l’injustice, la jalousie et le déterminisme social. Rien n’a vieilli. Tout vibre encore. On peut le revoir mille fois : le film ne se referme jamais. Comme l’escalier qu’il filme, il est à la fois ascension impossible et chute programmée.
NOTE : 17.10
FICHE TECHNIQUE
- Réalisation : Marcel Carné
- Assistants réalisateur : Pierre Blondy et Jean Fazy
- Scénario : Jacques Viot
- Adaptation et dialogues : Jacques Prévert
- Musique : Maurice Jaubert
- Photographie : Curt Courant (non crédité), André Bac, Philippe Agostini et Albert Viguier
- Montage : René Le Hénaff
- Décors : Alexandre Trauner (non crédité)
- Costumes : Boris Bilinsky (non crédité)
- Maquillage : Paule Déan
| Non crédités :
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- Son : Armand Petitjean
- Directeur de production : Paul Madeux
- Photographe de plateau : Raymond Voinquel
- Société de production : Productions Sigma
- Société de distribution : Les Films Vog

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