Vu le film Pierre et Jean de André Cayatte (1943) avec Renée Saint Cyr Noel Roquevert Jacques Dumesnil Gilbert Gil Bernard Lancret Solange Delaporte René Genin Paul Barge Georges Chamarat
D’Après le roman éponyme de Guy de Maupassant
Pierre et Jean (1943) d’André Cayatte est une curiosité dans la filmographie du cinéaste, bien avant ses brûlots judiciaires et sociaux comme Justice est faite ou Nous sommes tous des assassins. C’est une adaptation délicate, un peu ramassée, un peu bancale, de la nouvelle de Maupassant. Un choix étonnant à première vue, mais pas tant que ça : car avant d’être le chantre des tribunaux, Cayatte s’intéressait déjà aux déchirements de la cellule familiale, aux fissures invisibles derrière la façade des convenances.
Le film suit l’histoire de Pierre (le frère aîné) et Jean (le cadet), deux fils d’une famille bourgeoise du Havre. Leur existence tranquille est bouleversée lorsqu’un notaire annonce que Jean vient d’hériter d’une grosse somme d’un ami de la famille… sans que Pierre en voie la moindre part. Ce legs, en apparence généreux, réveille peu à peu des soupçons, une jalousie, puis une véritable angoisse : et si Jean n’était pas seulement le préféré, mais le fils adultérin d’un amant discret de leur mère ?
Ce n’est donc pas un drame d’action, ni un mélodrame flamboyant : c’est un drame feutré, miné de non-dits, où l’héritage est d’abord symbolique. Maupassant n’écrit pas des romans d’aventures : il scrute les arrière-pensées, les hontes, les petites lâchetés. C’est dans l’alcôve, dans les soupirs entre les phrases, dans les regards esquivés, que tout se joue. Cayatte essaie de capter cela, mais peine parfois à le rendre clair : le scénario va vite, réduit les méandres psychologiques, et l’intrigue devient un peu brumeuse pour qui ne connaît pas la nouvelle d’origine.
Mais ce que le film perd en cohérence dramatique, il le gagne en richesse d’interprétation. Noël Roquevert, habituellement cantonné aux rôles de seconds couteaux tonitruants, hérite ici d’un rôle principal — et quel rôle ! Il incarne le père de Pierre et Jean, mari cocu, petit bourgeois grotesque et vaniteux, véritable concentré de médiocrité humaine : brutal avec sa femme, jaloux de ses fils, cabotin et colérique, persuadé d’incarner la figure paternelle alors qu’il n’est qu’un pantin risible. On rit jaune devant tant de muflerie, mais Roquevert en fait un personnage presque pathétique, digne d’un vaudeville cruel.
Face à lui, Renée Saint-Cyr, toute en douceur contenue, en élégance douloureuse. Elle incarne Alice, l’épouse soumise mais ébranlée, la mère tendrement coupable. Elle a ce port de tête, ce sourire discret, cette manière de détourner les yeux qui disent tout sans jamais déclarer. C’est elle la grande absente-présente du drame : celle par qui le scandale arrive, sans qu’on ne lui donne jamais vraiment la parole.
Cayatte filme le Havre avec une certaine sécheresse, une rigueur presque documentaire. Peu de lyrisme dans l’image, peu d’envolées — on est dans un réalisme austère, presque théâtral par moments. Mais cela colle aussi à l’esprit de Maupassant, qui n’écrivait pas pour charmer mais pour gratter la surface. La bourgeoisie y est montrée comme une caste repliée sur elle-même, où l’apparence vaut plus que la vérité, et où l’ordre établi est plus sacré que les sentiments.
La relation entre les deux frères reste malheureusement assez peu développée, en tout cas dans le film. Le vrai drame, c’est pourtant bien celui de Pierre, le fils "légitime", dévoré par la jalousie, humilié de ne pas être l’élu — ni dans l’héritage, ni dans l’affection maternelle. Mais là encore, par souci de concision sans doute, le film gomme un peu la profondeur du conflit intérieur, et rend le tout parfois difficile à suivre pour qui n’a pas lu l’original.
Il reste cependant cette sensation d’un film à part, bancal mais sincère, dont le malaise persiste. Il ne s'agit pas d’un chef-d’œuvre, mais d’un témoignage précieux sur l’évolution de Cayatte, et sur une certaine tradition du cinéma littéraire français : sobre, intérieur, peut-être trop sage, mais soucieux de peindre les âmes abîmées derrière les façades bien lisses. Et quel plaisir de voir Roquevert, enfin en haut de l’affiche, s’en donner à cœur joie dans ce rôle de petit père indigne, et Saint-Cyr rayonner d’une grâce toute en pudeur. Un film imparfait, mais attachant.
NOTE : 12.40
FICHE TECHNIQUE
- Réalisation : André Cayatte, assisté de Jean-Devaivre
- Dialogues : André-Paul Antoine
- Scénario : André Cayatte, d'après le roman Pierre et Jean de Guy de Maupassant
- Décors : Andrej Andrejew
- Costumes : Rosine Delamare
- Photographie : Charles Bauer
- Montage : Marguerite Beaugé
- Son : William Sivel
- Musique : Roger Dumas
- Société de Production : Continental-Films
- Producteur : Alfred Greven (non crédité)
- Renée Saint-Cyr : Alice
- Noël Roquevert : Marcel Roland
- Jacques Dumesnil : Marchat
- Gilbert Gil : Pierre
- Bernard Lancret : Jean
- Solange Delporte : Louise
- René Génin : Pascaud
- Paul Barge : Le garçon de la guinguette
- Dany Bill : Pierre, enfant
- Georges Chamarat : Carbonnel
- Raymond Raynal : Le boxeur
- Huguette Vivier : Loulou Vertu

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