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dimanche 15 juin 2025

15.30 - MON AVIS SUR LE FILM LA CHAINE DE STANLEY KRAMER (1958)


Vu le film La Chaine de Stanley Kramer (1958) avec Tony Curtis Sydney Poitier Charles McGraw Theodore Bikel Lon Chaney Jr Cara Williams King Donovan Claude Akins Whit Bissell 

Dans le sud des États-Unis, deux prisonniers, le Noir Noah Cullen (Sidney Poitier) et le Blanc John Jackson (Tony Curtis), sont transportés par fourgon cellulaire vers leur nouveau lieu de détention. Le véhicule a un accident et les deux prisonniers en profitent pour s'évader. 

Il existe des films dont le synopsis seul suffirait à résumer toute une époque, toute une lutte, toute une idée du cinéma. La Chaîne de Stanley Kramer en fait partie. Thriller dramatique tendu à l’extrême, métaphore sociale brutale et d'une clarté presque mathématique, ce chef-d’œuvre du cinéma noir américain ne s’est pas contenté d’aligner des enjeux. Il les a rendus palpables, incarnés, presque charnels. 

Dans l’Amérique des années 50 encore engluée dans la ségrégation, le film ose : un prisonnier blanc raciste (Tony Curtis) et un prisonnier noir (Sidney Poitier) s’évadent d’un fourgon de transfert à la suite d’un accident en pleine nuit, dans le Sud profond. Problème : ils sont attachés l’un à l’autre par une chaîne et des menottes. L'un hait l'autre, mais aucun ne peut aller nulle part sans lui. Le décor est planté. Ce sera une cavale, un affrontement, une marche forcée vers un improbable apaisement – ou une destruction réciproque. 

Ce dispositif, simple en apparence, est d’une efficacité redoutable. C’est une mécanique dramatique, sociale et physique d’une rare intelligence : la chaîne est à la fois contrainte matérielle, lien symbolique, prison et salut. Stanley Kramer, réalisateur alors en pleine ascension (et futur auteur de Jugement à Nuremberg), filme cette odyssée infernale avec un classicisme tendu, nerveux, sans gras. Il s’appuie sur un noir et blanc âpre, presque documentaire, qui donne au bayou, aux bourbiers, aux rails et aux chemins de terre une épaisseur presque suffocante. On est dans un Sud boueux, humide, fiévreux, hostile. Une terre de lynchages et de silences complices. 

Mais surtout, il y a deux hommes. Deux acteurs. Tony Curtis, maquereau à la langue râpeuse, et Sidney Poitier, colosse digne, fiévreux, farouche. Leur jeu, d’abord frontal, presque caricatural, évolue au fil de la fuite, et s’épure pour aller vers l’essentiel : le regard, le souffle, la fatigue, la faim, l’instinct de survie. La progression dramatique de leur relation est millimétrée, et jamais édifiante : Kramer ne prêche pas, il montre. Les mots de haine, les gestes de rejet, les regards méfiants, puis les sursauts d’humanité. Rien n’est linéaire, tout est gagné dans la douleur. Il y a des moments d'une tension rare, où la chaîne elle-même semble vouloir se rompre. Mais la tragédie américaine les retient, impitoyablement liés. 

Je pense à Mississippi Burning (1988) : il y a dans La Chaîne quelque chose de son ancêtre rugueux et plus physique. Là où Parker montrait un Sud raciste en place, Kramer le place encore comme une fatalité sociale pesante, dans chaque visage croisé, chaque porte qui se ferme, chaque silence complice. Les quelques personnages secondaires – un enfant noir seul, une femme blanche ambiguë, des paysans armés – deviennent autant de révélateurs d’une société qui ne veut pas du rapprochement entre ces deux fuyards. La menace vient autant du dehors que du dedans. 

La mise en scène est remarquable de retenue et de tension. Kramer filme au cordeau, dans une esthétique qui mêle réalisme et lyrisme discret. Les scènes d’action sont sèches, presque improvisées. La pluie, la boue, les broussailles deviennent des pièges. Et surtout, le rythme ne lâche jamais : le film est un crescendo dramatique où chaque respiration est un sursis. Le scénario de Nedrick Young et Harold Jacob Smith, justement oscarisé, parvient à faire coexister une tension de thriller avec une portée sociale frontale, sans jamais sacrifier l’un à l’autre. 

Et pourtant, malgré les Oscars et les éloges, ce film reste encore aujourd’hui trop discret dans les palmarès. Peut-être parce qu’il est trop honnête, trop physique, pas assez « démonstratif » pour l’époque. Peut-être aussi parce qu’il ne résout rien. Il montre que le racisme structure une société au point que même deux hommes qui se sauvent la vie sont punis par leur environnement. Le final – déchirant, suspendu – laisse ce goût amer du combat inachevé. 

On ne réaliserait plus un film comme ça. Pas parce qu’on ne le pourrait techniquement, mais parce que ce cinéma-là exige un mélange de courage, d’intelligence politique, de foi dans l’acteur et dans le spectateur. Kramer fait confiance à la puissance du récit, à la portée d’un regard, à la simple vérité d’un corps qui s’effondre sous le poids d’une chaîne. 

Aujourd’hui, dans un cinéma souvent sur-écrit ou sur-symbolisé, ce type de narration directe et nue – sans effets spéciaux, sans musique appuyée, sans pathos de façade – serait presque inconcevable. La Chaîne, c’est du cinéma d’homme, au sens dur, brut, de celui qui filme les tensions fondamentales. On en ressort essouffler, bouleversé, parfois révolté. Et surtout, lucide. 

 


Sorti en 1958, en plein cœur de la lutte pour les droits civiques, La Chaîne marque un tournant. C’est l’un des premiers films hollywoodiens où un homme noir est à égalité de traitement avec une star blanche. Sidney Poitier ouvre ici la voie à toute une génération, dans un rôle non pas « noir » mais simplement « humain », complexe, digne, révolté. Le film ne cache rien de l’état de l’Amérique, et c’est cette audace, couplée à une grande maîtrise cinématographique, qui en fait un monument. 

 

La Chaîne est un sommet. Pas seulement du thriller noir américain, mais du cinéma tout court. Un film tendu comme un nerf, qui parle du racisme sans discours, avec des chaînes, des regards, de la sueur et du silence. Curtis et Poitier y livrent une des plus belles confrontations d’hommes de l’histoire du 7e art. Et Stanley Kramer, en humaniste discret, y prouve qu’on peut faire du grand cinéma politique sans jamais sacrifier l’émotion ni le suspense. 

Un film qui vous reste dans le corps. Longtemps. Et que le monde d’aujourd’hui, en le revoyant, aurait encore beaucoup à apprendre. 

NOTE : 15.30

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