Vu le film Le Sergent Noir de John Ford (1960) avec Jeffrey Hunter Woody Strode Constance Powers Billie Burke Juano Hernandez Willis Bouchey Carleton Young Judson Pratt Shug Fisher Rafer Johnson
Arizona, 1881. Le sergent Rutledge, soldat noir, est accusé du viol d'une jeune fille blanche et du meurtre de son père. Il passe alors en cour martiale. Qui de l'accusation, qui brosse un portrait accablant et raciste du sergent, ou de la défense et de Mary Beecher, seul témoin à décharge, que le sergent Rutledge a sauvée d'une attaque apache, sauront convaincre le juge et faire éclater la vérité ?
Le Sergent Noir (Sergeant Rutledge, 1960) est l’un de ces films de John Ford que l’on pourrait appeler « mineurs » dans sa carrière, mais qui, pourtant, portent cette signature que l’on reconnaît entre mille. Car même lorsqu’il ne signe pas un grand chef-d’œuvre, Ford reste Ford : un cinéaste capable, en un plan, de transformer un espace banal en pur frisson de cinéma.
Dès l’ouverture, on comprend que le film ne sera pas un western d’action comme La Prisonnière du désert ou Rio Grande. On est sur un terrain plus intime, plus judiciaire, presque théâtral, mais jamais statique. Ford filme un procès militaire avec une énergie visuelle qui étonne encore aujourd’hui. Il cadre les visages avec soin, joue sur les contre-jours, les regards, les silences, et son découpage fait vivre chaque échange.
L’histoire est simple dans son déroulé mais dense dans ses enjeux : un sergent noir, Braxton Rutledge (interprété par Woody Strode, dans ce qui restera son rôle emblématique), est accusé d’avoir violé et tué la fille de son colonel, puis d’avoir tué ce même colonel en tentant de s’enfuir. Tout l’accuse, et pourtant, Ford va s’attacher à déconstruire pièce par pièce cette accusation, en utilisant le schéma du procès et des flashbacks pour révéler peu à peu ce qui s’est réellement passé.
Le dispositif narratif est presque du film noir transposé au western : un homme pris au piège des préjugés raciaux, une accusation qui fait écho à des siècles d’injustice, un tribunal militaire qui représente à la fois la loi et le poids de l’institution. Le spectateur est invité à douter, à réécouter, à regarder autrement, à comprendre que la vérité est ailleurs, derrière la peur, derrière le racisme ordinaire, derrière les apparences.
Ce qui frappe, c’est à quel point Ford, sans être un cinéaste « militant » au sens moderne, place clairement son film du côté de l’injustice dénoncée. Dans une Amérique où la question raciale est déjà explosive à la fin des années 50, il signe un western qui ose mettre un Buffalo Soldier noir au centre de l’intrigue, qui le dépeint non pas comme un stéréotype ou un pion, mais comme un homme droit, courageux, loyal, pris dans une mécanique institutionnelle qui aurait pu le broyer sans la ténacité d’un supérieur qui croit en lui.
Ce supérieur, c’est le lieutenant Cantrell, incarné par Jeffrey Hunter, jeune premier au regard clair, parfait contrepoint de Strode. Cantrell n’est pas qu’un avocat improvisé : il incarne le regard de Ford sur l’armée, à la fois fidèle et lucide, capable de défendre la justice même contre la machine militaire dont il fait partie. Sa relation avec Mary Beecher (Constance Towers), témoin clé et figure féminine forte du récit, apporte une touche d’humanité et un contrepoint émotionnel, sans jamais alourdir le propos judiciaire.
Quant à Woody Strode, il est immense (le lien entre Ford et Leone). Sa stature, son visage sculpté, son jeu à la fois contenu et traversé d’éclats d’émotion, font de Braxton Rutledge une figure tragique digne d’un héros antique. Ford, qui a toujours aimé filmer des gueules, trouve en lui un visage inédit, une présence physique qui redéfinit l’écran. À travers Rutledge, c’est une page méconnue de l’Histoire américaine qui affleure : celle des Buffalo Soldiers, ces régiments noirs enrôlés dans la cavalerie de l’Union, envoyés dans les postes les plus difficiles, sous-payés, sous-estimés, usés jusqu’à la corde mais fidèles à leur drapeau.
Et c’est là qu’apparaît une des contradictions du cinéma fordien : en défendant la cause des soldats noirs, il laisse dans l’ombre la violence faite aux Amérindiens par ces mêmes régiments. Mais cette contradiction appartient aussi à l’Histoire : ces hommes, rejetés par la société, servaient pourtant une armée qui participait à l’expansion coloniale de l’Ouest. Ford ne la résout pas. Il choisit ici un angle, celui de l’homme injustement accusé, et il s’y tient avec une sincérité désarmante.
Visuellement, le film est magnifique. Le western judiciaire pourrait être sec, austère : Ford le filme avec ampleur, dans Monument Valley, mais aussi dans les intérieurs du tribunal, où chaque placement d’acteur, chaque coupe de montage porte le récit et ses tensions. Les flashbacks sont fluides, jamais artificiels : ils s’enchaînent avec le présent du procès, créant un suspense constant.
Enfin, sur le plan symbolique, Le Sergent Noir est un film profondément américain dans le meilleur sens du terme : un film qui croit encore que la justice peut triompher, mais qui ne cache pas que pour un homme noir dans l’Amérique d’hier — et d’aujourd’hui, diront certains — ce triomphe est toujours une victoire arrachée, jamais un acquis.
Un western de procès, un drame humain, une ode à la loyauté, une dénonciation du racisme, une étape clé dans la carrière d’un acteur (Woody Strode) et dans l’évolution du western : voilà ce qu’est Le Sergent Noir. Un film mineur chez Ford, peut-être. Mais un film dont la sincérité, l’élégance et la puissance morale continuent de résonner.
NOTE : 15.10
FICHE TECHNIQUE
- Réalisateur : John Ford
- Scénario : James Warner Bellah, Willis Goldbeck
- Photographie : Bert Glennon
- Directeur artistique : Eddie Imazu
- Décors de plateau : Frank M. Miller
- Costumière : Marjorie Best
- Musique : Howard Jackson, Mack David et Jeffrey Livingston (chanson "Captain Buffalo")
- Montage : Jack Murray
- Production : Willis Goldbeck et Patrick Ford
- Société de production : Warner Bros.
- Woody Strode (VF : Raymond Loyer) : Sgt. Braxton Rutledge
- Jeffrey Hunter (VF : Marc Cassot) : Lt. Tom Cantrell
- Constance Towers (VF : Thérèse Rigaut) : Mary Beecher
- Billie Burke (VF : Lita Recio) : Mrs. Cordelia Fosgate
- Juano Hernández (VF : Jean Violette) : Sgt. Matthew Luke Skidmore
- Willis Bouchey (VF : Gérard Férat) : Col. Otis Fosgate
- Carleton Young (VF : Claude Péran) : Capt. Shattuck
- Judson Pratt (VF : Claude Bertrand) : Lt. Mulqueen
- Shug Fisher (VF : Henry Djanik) : M. Owens, le chef de train
- Chuck Hayward (VF : Jacques Thébault) : Capt. Dickinson
- William Henry : Capt. Dwyer
- Rafer Johnson (VF : Marcel Bozzuffi) : Cpl. Krump
- Fred Libby (VF : Jean-Henri Chambois) : Chandler Hubble
- Cliff Lyons : Sam Beecher
- Mae Marsh : Mrs. Nellie Hackett
- Toby Marshals (VF : Michèle Bardollet) : Lucy Dabney
- Jack Pennick (VF : Jean Clarieux) : le sergent en salle d'audience
- Walter Reed : Capt. McAfee
- Chuck Roberson (VF : Jacques Deschamps) : un membre de la cour martiale
- Charles Seel (VF : René Blancard) : Dr Walter Eckner
- Ed Shaw (VF : Georges Poujouly) : Chris Hubble
- Hank Worden (VF : Georges Hubert) : Laredo, le garde du train
- Eva Novak (non créditée) : une spectatrice au tribunal

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