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vendredi 5 septembre 2025

14.50 - MON AVIS SUR LE FILM ALLEMAGNE ANNEE ZERO DE ROBERTO ROSSELINI (1949)

 


Vu le Film Allemagne Année Zéro de Roberto Rosselini (1949) avec Edmund Meschke Ingetraud Hinze Franz Otto Kruger Ersnt Pitchau Franz Von Treuberg  

Au cours de l'été 1947, la famille Koeler est à la dérive dans une ville de Berlin dévastée. Son père très malade, son frère recherché et sa sœur hantant les bars louches, le petit Edmund est le seul à gagner de quoi faire vivre la famille. Il revoit son ancien instituteur nazi. 

Allemagne, année zéro (1948) est, pour moi, plus qu’un film : c’est un acte de cinéma courageux, un poème noir sur les ruines, tourné dans un monde qui, littéralement, n’existait plus. Roberto Rossellini, déjà auteur de Rome, ville ouverte (1945) et de Païsa (1946), quitte l’Italie pour filmer Berlin en 1947, un Berlin éventré, véritable champ de désolation filmé sans artifices. Le réalisateur fait le choix de tout tourner sur place, dans les décombres, et d’utiliser majoritairement des acteurs non-professionnels. Il suit un enfant, Edmund Köhler (interprété par Edmund Moeschke), dont l’existence devient une errance dans un univers qui n’a plus de repères, plus de morale, plus de futur. 

L’histoire est simple et pourtant d’une complexité morale vertigineuse. Edmund vit avec son père malade, trop faible pour travailler, son frère aîné Karl-Heinz, ancien soldat qui se cache pour éviter les représailles, et sa sœur Eva, qui essaie de survivre dignement dans une ville où tout se monnaye. Pour subvenir aux besoins de sa famille, Edmund fait des petits boulots, trafique, vend de l’eau aux soldats, récupère des objets. Au détour d’une rencontre, il croise son ancien professeur, un ancien nazi, cynique et amer, qui lui souffle l’idée monstrueuse que “les faibles doivent céder la place aux forts” — idée qu’Edmund, perdu, va prendre au pied de la lettre. Ce geste abominable, il l’exécutera en croyant bien faire, persuadé d’aider son père en l’empoisonnant. Le drame s’accomplit sans emphase, sans musique pour le souligner, juste le silence pesant d’un monde qui a perdu sa boussole. La dernière errance d’Edmund, muette, au milieu d’une ville morte, se termine sur un geste aussi terrible qu’inéluctable : le saut dans le vide, un enfant de 12 ans qui s’efface du monde, littéralement englouti par les ruines, comme si Berlin l’avalait. 

Ce qui me frappe dans ce film, c’est la façon dont Rossellini filme l’Allemagne sans haine ni complaisance. À l’époque, c’était un choix presque scandaleux : montrer les Allemands comme des victimes de leur propre effondrement, alors que les souvenirs des camps, des massacres, étaient brûlants. Rossellini ne nie rien, il déplace le regard : après le monstre idéologique, il filme la chair détruite, l’après, la misère, l’absence de sens. Berlin n’est plus une ville, c’est une plaie ouverte, une carcasse de civilisation. La caméra se déplace avec une froideur presque documentaire, mais jamais sans compassion. Chaque plan raconte la survie, la faim, le commerce des corps, la perte de toute innocence. 

Le casting, en grande partie amateur, participe à cette vérité crue. Edmund Moeschke est bouleversant : son visage est celui d’un enfant, mais ses yeux sont déjà morts. Il erre, il court, il trottine comme un gosse, mais chaque pas pèse comme s’il portait tout un monde en ruine sur ses épaules. Ingetraud Hinze (Eva, la sœur) est une présence tendre mais résignée, Karl-Heinz (Franz-Otto Krüger) représente la culpabilité des jeunes soldats qui veulent disparaître, et le père (Ernst Pittschau) symbolise un vieux monde trop fatigué pour renaître. La figure du professeur (Karl-Heinz Schroth), cynique, corrompu, presque diabolique, rappelle que l’idéologie nazie a survécu dans les esprits, pas seulement dans les ruines. 

Pour moi, la puissance du film vient de cette combinaison : le réel brut et le tragique antique. On ne voit pas seulement la faim et la misère, on voit un enfant détruit de l’intérieur par l’effondrement de toutes les valeurs. Edmund n’est pas un monstre : il est le produit d’un monde qui a perdu le nord, où même un conseil d’adulte peut pousser à l’irréparable. Le film est sobre, oui, mais bouleversant ; jamais démonstratif, mais chargé d’une violence sourde. Même les moments presque oniriques — l’homme jouant de l’orgue dans une église éventrée — ressemblent à des fragments d’une civilisation morte qui ne résonne plus que dans le vide. 

Rossellini signe ici l’un des gestes fondateurs du néo-réalisme : filmer l’Histoire dans ses ruines, à hauteur d’homme, sans chercher le spectaculaire, mais en laissant le monde parler. Allemagne, année zéro est un film court (un peu plus d’une heure) mais qui contient plus de désespoir, d’humanité et de vertige moral que des fresques trois fois plus longues. C’est un film qui, encore aujourd’hui, glace, émeut, et laisse sans voix — car ce n’est pas seulement le portrait d’une ville, c’est celui de la faillite d’une civilisation entière, vue à travers les yeux d’un enfant, donc à travers les nôtres. 

NOTE : 14.50

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