Vu le Film Le Dossier Maldoror de Fabrice Du Welz (2025) avec Anthony Bajon Alexis Manenti Béatrice Dalle Laurent Lucas Alba Gaia Bellugi Mélanie Sergi Lopez Doutey Lubna Azabal Jackie Berroyer David Murgia Félix Maritaud Guillaume Duhesne
Belgique, 1995. La disparition inquiétante de deux jeunes filles bouleverse la population et déclenche une frénésie médiatique sans précédent. Paul Chartier, jeune gendarme idéaliste, rejoint l'opération secrète Maldoror dédiée à la surveillance d'un suspect récidiviste. Confronté aux dysfonctionnements du système policier, il se lance seul dans une chasse à l'homme qui le fera sombrer dans l'obsession.
Le mal est plus fort que le bien
Avec Le Dossier Maldoror, Fabrice Du Welz poursuit son exploration des marges humaines, là où l’horreur n’est pas spectaculaire mais diffuse, rampante, ancrée dans les interstices du réel. Plus qu’un thriller ou un polar, il signe ici un film crépusculaire, poisseux, entre enquête et damnation. Le film évoque une affaire de disparitions d’enfants, dans une Belgique rurale et décomposée, mais ce serait une erreur de croire qu’il s’agit d’un simple récit d’investigation : c’est un voyage dans l’effondrement moral d’un homme face à l’indicible.
La mise en scène de Du Welz, comme souvent, est viscérale, sensorielle, faite de plans serrés, de caméras haletantes, de paysages rongés par la pluie, de visages filmés comme des paysages intérieurs. Il filme les corps avec tendresse ou brutalité, selon qu’ils soient victimes ou bourreaux, et souvent les deux à la fois. Rien n’est jamais univoque chez Du Welz. Les lieux (maisons, commissariats, forêts) semblent contaminés par le Mal. On pense à Lost Highway, à Calvaire, à des procès-verbaux rédigés dans le sang et le silence.
Au cœur de cette noirceur : Gabriel Chartier, interprété par Anthony Bajon dans ce qui est sans doute le rôle le plus déchirant et le plus maîtrisé de sa carrière. Flic jeune, idéaliste, un peu rustre, marié à une femme aimante (interprétée avec finesse par Alba Gaïa Bellugi), père d’un enfant, il entame une enquête sur la disparition d’une adolescente. Ce qu’il découvre – ou pressent – va pulvériser toutes ses certitudes, détruire sa vie personnelle, et éroder son identité. Bajon, dès les premières scènes, impose une tension interne saisissante. Il incarne un homme en conflit, habité, qui lutte contre ce qu’il voit, ce qu’on lui cache, et ce qu’il sent en lui-même.
Ce qui frappe, c’est l’ampleur émotionnelle de son interprétation : il passe avec une aisance confondante de la violence brute du flic aux gestes tendres du mari, de la confiance naïve à la paranoïa délirante. Sa danse au mariage est un moment suspendu, lumineux, qui n’en est que plus cruel lorsqu’il s’efface peu à peu. Puis vient la descente aux enfers : ses épaules s’affaissent, ses gestes se crispent, ses yeux, d’abord vifs, deviennent cernés, hantés. Bajon fait passer le désespoir par son souffle, ses regards, son corps entier, jusqu’à la dissolution finale. C’est un rôle sacrificiel, que peu d’acteurs auraient pu endosser avec cette intensité sans tomber dans l’outrance.
À ses côtés, Alexis Manenti campe un collègue à la fois loyal et dépassé, mi-frère d’armes, mi-miroir de l’échec. Leur complicité de départ s’effrite, laissant place à la distance, à la peur, au doute. Leur dernière confrontation est un moment fort, tendu, d’une sincérité douloureuse.
Laurent Lucas, glaçant de froideur, joue le supérieur hiérarchique, l’homme qui "sait mais ne dit pas", qui enterre les affaires dans le silence bureaucratique. Il représente le système : calme, opaque, sourd aux cris. David Murgia, dans un rôle dérangeant et bouleversant à la fois, incarne une figure ambiguë de la perversion : à la fois suspect, témoin et peut-être victime, il est l’un de ces êtres broyés par une histoire sale et enfouie. Il flotte dans le film comme une âme perdue, spectre vivant d’un passé trop lourd.
Et puis il y a Sergi López, inquiétant, vénéneux, tout en fausse bonhomie. Il joue un personnage de monstre ordinaire, mais Du Welz ne le filme jamais comme une caricature. Il est le visage affable de l’horreur, celui qui vous regarde droit dans les yeux et sourit pendant qu’il vous ment. C’est la banalité du mal dans ce qu’elle a de plus glaçant.
Mais Le Dossier Maldoror, au fond, n’est pas un film sur les bourreaux. C’est un film sur celui qui cherche la vérité et s’y brûle. Et c’est là qu’Anthony Bajon est immense. Ce qu’il donne ici est rare : il incarne un homme en train de se briser, non pas à cause de ce qu’il vit, mais à cause de ce qu’il comprend. C’est une déflagration intime. Il n’a pas besoin de discours : tout est dans le regard, dans les silences, dans ce corps qui ploie.
Son jeu est sans effets. Il est juste, brut, mais aussi bouleversant par ses nuances : la colère, la compassion, la stupeur, la sidération, l’abandon. Et toujours cette humanité profonde, qui fait qu’on est avec lui jusqu’à la dernière image. Il est l’écho d’une justice impossible, d’un bien qui ne peut triompher sans tout perdre.
La fin du Dossier Maldoror ne livre pas de clé définitive, mais c’est précisément là que réside sa force : elle pousse le spectateur à ressentir l’angoisse de l’indicible. C’est un film qui interroge la capacité de la fiction à se confronter à des vérités que même les démocraties n’ont jamais su ou voulu regarder en face.
Du Welz ne fait pas un film "sur" Dutroux, mais un film hanté par Dutroux — par ce qu’il représente : une société qui nie ses monstres, ou qui préfère les oublier plutôt que les juger jusqu’au bout.
La fin peut aussi être lue comme une mise en scène de l’effacement des preuves, des témoins, de la mémoire elle-même. Ce flou délibéré évoque une impuissance fondamentale : celle de la justice à faire éclater la vérité dans un monde structuré autour de la domination et de l’impunité.
Le "dossier Maldoror", métaphorique, fait écho à Les Chants de Maldoror du Comte de Lautréamont, un livre rempli de visions violentes, de contradictions et de figures ambiguës. Il incarne ici un savoir interdit ou une révélation trop noire pour être exprimée. Gabriel touche une vérité (celle d’un réseau pédocriminel ?) mais est broyé ou réduit au silence, comme si s’approcher trop près du noyau de corruption menait à la folie ou à la mort.
Le Dossier Maldoror est une œuvre noire, éprouvante, mais d’une maîtrise totale. Du Welz y capte le vertige moral d’un monde où le mal prospère dans le silence, et il le fait à travers un acteur en état de grâce. Anthony Bajon s’impose ici comme l’un des plus grands comédiens de sa génération, peut-être même le plus grand. Il offre un rôle de composition absolu, qui touche au sacré, au tragique. Et il le fait avec une justesse, une douleur et une générosité qui forcent l’admiration. Un acteur rare, et un homme, dit-on, profondément humain. Cela se voit. Cela se sent. Cela bouleverse.
NOTE : 17.20
FICHE TECHNIQUE
- Réalisation : Fabrice Du Welz
- Scénario : Domenico La Porta et Fabrice du Welz
- Musique : Vincent Cahay
- Direction artistique : Manu de Meulemeester
- Décors : Manu de Meulemeester
- Photographie : Manuel Dacosse
- Montage : Nico Leunen
- Sociétés de production : Frakas Productions ; coproduit par Spade, RTBF, Proximus, Voo, BeTV, Shelter Prod, France 2 Cinéma ; en association avec One Eyed ; avec le soutien de Centre du Cinéma et de l'Audiovisuel de la Fédération Wallonie-Bruxelles, Canal+, Tax shelter du Gouvernement Fédéral Belge et SofiTVciné 11 ; avec la participation de : Ciné+, France Télévisions, Wallimage, Région de Bruxelles-Capitale
- Sociétés de distribution : The Jokers (France)[], O'Brother Distribution (Belgique)
- Anthony Bajon : Paul Chartier
- Alba Gaïa Bellugi : Jeanne Ferrara
- Alexis Manenti : Luis Catano
- Sergi López : Marcel Dedieu
- Laurent Lucas : Charles Hinkel
- David Murgia : Didier Renard
- Béatrice Dalle : Rita
- Lubna Azabal : Mme Santos
- Jackie Berroyer : Jacky Dolman
- Mélanie Doutey : Juge Remacle
- Félix Maritaud : Roberto Santos
- Guillaume Duhesme : Dardenne
- Paul Richard Mathy : Tonio Klaude

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