Vu le film Les Graines du Figuier Sauvage de Mohammad Rasoulof (2024) avec Missagh Zareh Soheila Golestani Mahsa Rostami Setareh Maleki Niousha Akhshi Reza Akhlaghirad Shiva Ordooie
L'histoire se concentre sur Iman, sa femme et ses deux filles. Iman est un fonctionnaire honnête, juriste qui, au bout de vingt ans, a récemment été nommé enquêteur au tribunal révolutionnaire de Téhéran par l'entremise d'un de ses collègues. Avec son nouveau statut, plus valorisant, Iman découvre qu'on attend de lui qu'il avalise les condamnations à mort décidées par le procureur, sans même étudier les dossiers. À la signature de son engagement, il lui est remis un pistolet pour sa protection et celle de sa famille, pistolet qu'il range tous les soirs dans sa table de nuit.
Avant même d’en voir la première image, Les Graines du Figuier Sauvage est un acte de résistance. Réalisé dans la clandestinité par Mohammad Rasoulof, cinéaste iranien menacé et surveillé, le film est un miracle d’existence. Le régime iranien a tenté d’empêcher sa sélection à Cannes, ce qui n’a fait qu’en renforcer la portée symbolique. Pourtant, malgré les applaudissements et une place dans les pronostics pour la Palme d’Or, il a été étrangement oublié des Oscars. Une absence qui, au regard de sa qualité artistique, reste un mystère.
Le film s’ouvre sur un cadre domestique en apparence paisible : une famille de la classe moyenne, dans un Iran urbain. Le père, juge rigide, vit dans l’illusion d’un ordre moral qu’il incarne. Sa femme, silencieuse médiatrice, tente de maintenir l’unité. Les deux filles, jeunes, modernes, curieuses du monde, symbolisent une société qui change — ou voudrait changer. L’équilibre vacille lorsque l’arme du père disparaît. Ce simple détail ouvre une faille vertigineuse, à la fois dans la cellule familiale et dans le vernis idéologique de ce microcosme.
Rasoulof tricote ici un canevas complexe, où chaque geste, chaque silence devient porteur d’ambiguïté. Le récit, long (2h46), est pourtant d’une tenue exemplaire. À aucun moment l’attention ne faiblit. Le rythme, d’abord feutré, s’accélère sans crier gare. On passe de la chronique sociale au thriller psychologique, du huis clos familial au film de fuite. L’angoisse monte, insidieusement, jusqu’à virer au cauchemar éveillé. Le film épouse toutes les formes sans jamais perdre sa cohérence.
Ce qui frappe, c’est la manière dont Les Graines du Figuier Sauvage glisse d’un registre à l’autre. Un drame domestique ? Oui. Un polar kafkaïen ? Aussi. Une fable politique ? Incontestablement. Par moments, on pense à Une séparation d’Asghar Farhadi, par d’autres à L’Exorciste ou à Winter Sleep de Nuri Bilge Ceylan. Le film devient un kaléidoscope de tensions : entre générations, sexes, valeurs, libertés, apparences.
À mesure que l’intrigue avance, le danger ne vient plus seulement de l’extérieur — manifestations, arrestations, surveillance — mais se loge au cœur même de la cellule familiale. Le père, figure d’autorité, se révèle instrument du pouvoir, incapable de dissocier son devoir professionnel de ses obligations affectives. Son allégeance au régime devient plus précieuse que sa femme, ses filles, sa dignité. C’est ici que le film devient glaçant : l’État totalitaire n’a pas besoin d’être physiquement présent — il vit dans les esprits, colonise l’intime.
L’interprétation est l’un des points forts du film. L’acteur incarnant le père, austère, glacial, mais jamais caricatural, impose une tension permanente. Les jeunes actrices sont bouleversantes de naturel, entre défi et peur. La mère, présence discrète, devient le point d’équilibre et de tragédie. Aucun cri, aucune explosion de colère : tout se joue dans les regards, les silences, les hésitations. C’est du jeu d’acteur pur, sans fioritures.
Rasoulof ne cherche pas l’effet. Il observe. Il laisse la caméra fixer longuement les visages, les lieux, les silences. Cela crée une tension sourde, durable. On sent l’influence du cinéma néoréaliste, mais aussi une maîtrise du suspense hitchcockien. Chaque plan est pesé, chaque hors-champ menace. Le figuier sauvage du titre devient symbole : racine qui pousse malgré tout, dans l’ombre, dans la pierre.
Les Graines du Figuier Sauvage est une œuvre rare. Non seulement par son mode de fabrication — clandestin, risqué, héroïque — mais par sa capacité à mêler le politique et l’intime avec autant de subtilité. Rasoulof signe un film d’une maturité impressionnante, une tragédie moderne où la peur se niche au sein même des liens familiaux. Terrifiant, magnifique, essentiel. Un grand film.
NOTE : 15.10
FICHE TECHNIQUE
- Réalisation et scénario : Mohammad Rasoulof
- Photographie : Pooyan Aghababaei
- Montage : Andrew Bird (en)
- Musique : Karzan Mahmood
- Production : Mohammad Rasoulof, Amin Sadraei, Jean-Christophe Simon, Mani Tilgner, Rozita Hendijanian
- Sociétés de production : Run Way Pictures, Parallel45, Arte France Cinéma (coproduction)
- Sociétés de distribution : Pyramide Distribution (France), Alamode Film Distribution OHG (Allemagne)
- Missagh Zareh : Iman, le père
- Soheila Golestani (fa) : Najmeh, la mère
- Mahsa Rostami : Rezvan, la fille ainée
- Setareh Maleki : Sana, la fille cadette
- Niousha Akhshi : Sadaf, amie de Rezvani
- Reza Akhlaghirad (fa) : Ghaderi
- Shiva Ordooie : Fatemeh

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