Vu le film Les Bas-fonds de Jean Renoir (1936) avec Louis Jouvet Jean Gabin Suzy Prim Jacques Becker Junie Astor Jany Holt Robert le Vigan Paul Grimault Vladimir Skokoloff Paul Temps André Gabriello Robert Ozanne
Voleur vivant dans une pension les bas-fonds, Pépel sympathise avec sa nouvelle victime, un baron ruiné. Pépel l'entraîne dans sa communauté mais une guerre de pouvoir s'installe entre le voleur et Kostileff, receleur et dirigeant de la pension. Derrière ce conflit se joue une histoire d'amour entre deux sœurs, Vassilissa et Natacha, et Pépel. Vassilissa, épouse de Kostileff, et Pépel sont amants, alors que Natacha aime Pépel en secret. Ce triangle amoureux provoque la colère de Kostileff.
Les Bas-Fonds, c’est d’abord la rencontre entre le cinéma français et la littérature russe, entre un Jean Renoir en pleine maîtrise de son art et une pièce magistrale de Maxime Gorki, adaptée par l’écrivain Ievgueni Zamiatine (auteur du célèbre roman Nous, précurseur de la dystopie moderne). À cela s’ajoute une dimension familiale et presque alchimique : la photographie du film est signée Claude Renoir, neveu du cinéaste, qui éclaire cette cour des miracles d’un noir et blanc à la fois poétique et funèbre. Difficile de faire plus dépressif, en effet, et pourtant, rarement une telle noirceur n’a été rendue avec autant de beauté formelle et de légèreté humaine.
Le film se déroule dans un hospice misérable dirigé par le sordide Kostileff, dans un monde en ruines peuplé d’êtres broyés par la vie. On y croise un acteur ivrogne (Robert Le Vigan, halluciné et déchirant), un baron ruiné (Louis Jouvet, plein d’ironie tragique), et un voleur en cavale (Jean Gabin, intense et sobre). Ces trois figures forment un improbable trio d’éclopés, entre farce et fatalisme. Renoir n’enferme jamais ses personnages dans la misère : il en tire au contraire des figures vivantes, paradoxales, pleines de panache, de découragement et de drôlerie.
Le style de Renoir, fluide, parfois presque documentaire, épouse ici une tonalité plus noire, presque expressionniste. Les mouvements de caméra sont amples, précis, à la fois empathiques et critiques. On est loin de l’académisme ou du misérabilisme : ce que filme Renoir, c’est la résistance de l’homme, même dans l’abjection. Il y a quelque chose de Beckett avant l’heure dans ce film : ces hommes qui n’attendent rien, ou si peu, et qui continuent de parler, de blaguer, de boire, de rêver, de voler. La comédie dramatique ici frôle l’absurde, et c’est cela qui en fait une œuvre profondément humaine.
Les dialogues, ciselés, souvent très drôles, mêlent une poésie populaire à une acuité sociale rare. On sent la patte de Zamiatine, qui mêle lucidité politique et ironie amère. On sent aussi la main de Renoir dans cette façon de filmer la tendresse entre marginaux, leur solidarité imparfaite, leur révolte parfois vaine mais toujours digne. C’est un cinéma qui ne juge pas, qui observe, qui écoute.
L’image mérite un éloge à part : Claude Renoir compose des tableaux d’une grande densité visuelle, où les ombres racontent autant que les mots. Le clair-obscur, ici, n’est pas un effet esthétique, mais un langage. Les couloirs crasseux, les regards furtifs, les silhouettes usées... tout participe à créer une atmosphère étrange, étouffante, mais paradoxalement vibrante.
Quant à la distribution, elle est irréprochable : Le Vigan, dans un de ses plus grands rôles, insuffle une folie douce-amère à son personnage. Jouvet, aristocrate déchu, incarne le désespoir avec une élégance décalée. Et Gabin, comme toujours, apporte cette humanité brute et ce mélange de colère rentrée et de bonté larvée.
Le film a reçu le Prix Louis Delluc en 1937, et c’est justice. Car Les Bas-Fonds n’est pas seulement une adaptation brillante : c’est une œuvre unique dans le paysage du cinéma français des années 30, à la croisée du réalisme poétique et de la tragédie populaire. Une méditation sur la dignité humaine, sur la fatalité sociale, sur l’humour comme dernier rempart contre la misère.
NOTE / 15.10
FICHE TECHNIQUE
- Réalisation : Jean Renoir, assisté de Jacques Becker, Joseph Soiffier
- Scénario : Ievgueni Zamiatine, Jacques Companéez d'après la pièce éponyme de Maxime Gorki
- Dialogues : Charles Spaak, Jean Renoir
- Décors : Eugène Lourié, assisté d'Hugues Laurent
- Photographie : Fédote Bourgasoff, Jean Bachelet
- Son : Robert Ivonnet
- Montage : Marguerite Houlle-Renoir
- Musique : Jean Wiéner, Roger Désormière
- Chanson interprétée par Irène Joachim sur des paroles de Charles Spaak
- Cadrage : Jacques Mercanton
- Production : Alexandre Kamenka
- Société de production : Les Films Albatros
- Société de distribution : Les Distributeurs Français S.A.
- Jean Gabin : Pépel Wasska, un cambrioleur
- Louis Jouvet : le baron ruiné
- Vladimir Sokoloff : Kostilev, le vieux receleur
- Suzy Prim : Vassilissa Kostileva
- Junie Astor : Natacha, la soeur de Vassilissa
- André Gabriello : Toptoum, l'inspecteur des garnis
- Jany Holt : Nastia, la prostituée
- Robert Le Vigan : l'acteur alcoolique
- René Génin : Louka, le philosophe
- Maurice Baquet : Aliocha, le fou accordéoniste
- Paul Temps : Zatine, le télégraphiste
- Nathalie Alexeief-Darsène : Anna, la pauvresse à l'hôpital
- Léon Larive : Félix, le valet de chambre du baron
- Lucien Mancini : le patron de la guinguette
- Camille Bert : le comte
- René Stern : l'envoyé du comte
- Jean Sylvain : le greffier de la prison
- Jacques Becker : un promeneur
- Robert Ozanne : Jabot-de-Travers
- Alex Allin : Tatar
- Fernand Bercher : un officier
- Irène Joachim : la chanteuse
- Henri Saint-Isle : Kletsch, le cordonnier
- Paul Grimault

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