Vu le film 3 Kilomètres jusqu’à la Fin du Monde de Emanuel Pârvu (2024) avec Adrian Titieni Gabriel Radu Richard Bovnoczki Laura Vasiliu Bogdan Dumitrache Vlad Dumaru
Adi, 17 ans, passe l'été dans son village natal niché dans le delta du Danube. Un soir, il est violemment agressé dans la rue. Le lendemain, son monde est entièrement bouleversé. Ses parents ne le regardent plus comme avant et l'apparente quiétude du village commence à se fissurer.
Emanuel Pârvu signe un film d’une justesse implacable, à la fois pudique et rageur, où la beauté des paysages côtoie une cruauté d’autant plus glaçante qu’elle est banalisée. 3 Kilomètres jusqu’à la Fin du Monde n’est pas un film à thèse, mais une immersion sensorielle et morale dans une société sclérosée, où l’identité individuelle est broyée par la norme collective.
Le contraste entre le décor — une nature sublime, presque idyllique, baignée de lumière — et le comportement des habitants crée un malaise constant. Ce village, qui pourrait être un coin de paradis, devient l’enfer même, non pas à cause d’un événement exceptionnel, mais à cause du quotidien, des regards, des phrases assassines dites sur le ton de la normalité. La mise en scène épouse ce paradoxe : plans fixes, cadres resserrés, caméras au ras des visages, nous enferment dans ce monde où l’on ne peut ni fuir ni respirer.
Ciprian Chiujdea, découvert ici, est une révélation : il incarne Adi avec une intensité bouleversante, tout en silences, en regards fuyants, en frémissements retenus. Il ne surjoue jamais la douleur, mais la laisse monter par strates, jusqu’à un vertige intérieur. À travers lui, c’est toute une jeunesse que l’on voit piégée entre désir d’émancipation et chape de plomb familiale.
Les parents, eux, sont aussi terrifiants que pathétiques : voulant "sauver la face", ils réagissent par la honte, la violence sourde, la négation. Il ne s’agit pas de caricatures, mais de figures tragiques, rongées par le regard des autres. Le père surtout, incarné avec force par Bogdan Dumitrache, devient l’incarnation d’un monde en décomposition, où l’honneur viriliste prime sur l’amour.
Pârvu filme sans grandiloquence : chaque scène semble ordinaire, mais contient une tension larvée, une menace. On pense à Cristian Mungiu pour cette manière de capter les silences qui pèsent plus lourd que les cris. Le montage laisse s’installer des plages de vide, comme si le temps était suspendu dans ce village sans issue. Et quand la violence éclate, elle le fait sans musique, sans ralentis — avec une brutalité sèche, inévitable.
L’eau, omniprésente, devient un personnage à part entière : source de rêve, de fuite, de renaissance possible… ou de noyade symbolique. Les trois kilomètres du titre prennent alors une dimension tragique. C’est si près — mais c’est un océan. Un adolescent n’a jamais semblé aussi loin de la liberté.
Il faut saluer le courage du film, son absence de compromis : il ne cherche ni à réconcilier artificiellement les parties, ni à adoucir les angles. Il montre. Il confronte. Il dérange. Et pourtant, il ne sombre jamais dans le désespoir. Au cœur même de cette noirceur, une résistance sourde s’élève, dans les gestes minuscules, dans le regard d’Adi qui, malgré tout, refuse de se renier.
3 Kilomètres jusqu’à la Fin du Monde est un cri étouffé, un poème sombre, une chronique cruelle de l’intolérance ordinaire. C’est aussi un très grand film européen, ancré dans un territoire mais universel dans son propos. Il devrait être vu dans chaque village, chaque salle de classe, chaque famille. Parce que parfois, l’enfer est à trois kilomètres… et qu’il faut marcher encore pour espérer le quitter.
NOTE : 12.80
FICHE TECHNIQUE
- Réalisation : Emanuel Pârvu
- Scénario : Miruna Berescu et Emanuel Pârvu
- Décors et costumes : Bogdan Ionescu
- Photographie : Silviu Stavilã
- Son : Mirel Cristea
- Montage : Mircea Olteanu
- Production : Miruna Berescu
- Société de production : FamArt Production
- Sociétés de distribution ; Memento Distribution (France)
- Pays de production :
Roumanie
- Bogdan Dumitrache : le père
- Ciprian Chiujdea (ro) : Adi
- Laura Vasiliu (en) : la mère
- Valeriu Andriuță : le chef de la police
- Ingrid Micu-Berescu : Ilinca
- Adrian Titieni : le prêtre
- Richard Bovnoczki : Zentov
- Vlad Brumaru : le gendarme

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