Pages

mercredi 28 mai 2025

12.30 - MON AVIS SUR LE FILM CHAINES CONJUGALES DE JOSEPH L.MANKIEWICZ (1949)


 Vu le film Chaînes Conjugales de Joseph Mankiewicz (1949) avec Jeanne Crain Linda Darnell Anne Sothem Kirk Douglas Paul Douglas Jeffrey Lynn Barbara Lawrence Connie Gilchrist Thelma Ritter Celeste Holm (voix) 

Trois femmes reçoivent une missive d'Addie Ross, une relation commune, qui leur annonce qu'elle a mis les voiles avec le mari de l'une d'entre elles. La lettre ne révélant pas l'identité de l'époux volage, toutes les trois se sentent menacées et examinent leurs vies conjugales à la recherche des signes révélateurs de leur potentielle infortune. 

Il est toujours tentant d’imaginer ce qu’aurait pu donner un film entre les mains d’un autre cinéaste. En l’occurrence, A Letter to Three Wives avait été pensé pour Ernst Lubitsch, maître du raffinement, du sous-entendu, de la comédie à double fond. Sa disparition, en 1947, pendant le tournage de That Lady in Ermine, mit fin à cette éventualité. Pourtant, loin de n’être qu’un successeur par défaut, Joseph L. Mankiewicz transforma cette comédie de mœurs en œuvre brillante et subtile, où l’ironie mordante s’allie à une acuité psychologique rare. L’élégance lubitschienne laisse ici place à une profondeur narrative qui n’enlève rien au plaisir, au contraire : elle l’amplifie. 

Le film commence par une situation aussi simple que cruelle : trois amies – Deborah, Lora Mae et Rita – s’apprêtent à passer la journée hors de chez elles. Au moment de monter dans un bateau pour une sortie caritative, elles reçoivent une lettre signée Addie Ross, une femme qu’elles connaissent toutes et qui semble cristalliser un idéal féminin : belle, cultivée, élégante, invisible mais omniprésente. Dans cette lettre, Addie les informe qu’elle est partie avec le mari de l’une d’elles… sans préciser lequel. 

Ce point de départ, digne d’un roman à suspense, devient alors prétexte à une série de flashbacks. Chaque femme se remémore des moments révélateurs de son couple, des indices de fissure, de tension ou de désillusion. Deborah (Jeanne Crain), jeune femme issue d’un milieu modeste, doute constamment d’être à la hauteur de son mari Brad, plus raffiné et à l’aise en société. Rita (Ann Sothern), scénariste de feuilletons radio, gagne plus d’argent que son époux professeur (Kirk Douglas), ce qui inverse les rôles et engendre une frustration larvée. Enfin Lora Mae (Linda Darnell), issue d’un quartier pauvre, semble avoir épousé son riche patron Porter (Paul Douglas) autant par ambition que par affection – mais les apparences sont trompeuses. 

À travers ces trois récits, Mankiewicz dresse une étude du mariage dans l’Amérique de l’après-guerre, avec une acuité et une ironie savoureuse. Il interroge les dynamiques de pouvoir, la place des femmes, le poids des conventions sociales et l’illusion romantique. Chaque couple, avec ses spécificités, devient le reflet d’un modèle conjugal, avec ses contradictions, ses blessures, ses zones d’ombre. Loin d’être une simple enquête conjugale, Chaînes conjugales est une radiographie du lien amoureux à un moment charnière de l’histoire sociale américaine. 

La grande force du film, au-delà de son dispositif narratif ingénieux (le recours aux flashbacks, tous maîtrisés, fluides et expressifs), réside dans ses dialogues. Le scénario, écrit par Mankiewicz lui-même à partir d’un roman de John Klempner, est un bijou de subtilité et d’esprit. Les répliques fusent, teintées d’humour sec, d’ironie désabusée ou d’affection retenue. On y décèle une tendresse pour ses personnages, mais aussi une lucidité sans fard. Les conversations entre mari et femme sont à la fois piquantes et révélatrices d’un malaise plus profond. 

Addie Ross, la femme fatale invisible, est peut-être l’un des personnages les plus marquants du film… sans jamais apparaître. Sa voix off (celle, suave et distante, de Celeste Holm) hante littéralement le récit. Elle incarne la tentation, le danger silencieux, le miroir cruel tendu à chacune de ces femmes : suis-je assez désirable ? Mon mari me préfère-t-il à elle ? Ou suis-je interchangeable ? Cette absence rend le personnage encore plus puissant : elle existe par le fantasme, par la jalousie qu’elle suscite, par les failles qu’elle réactive. 

Sur le plan de la mise en scène, Mankiewicz fait preuve d’une rigueur classique doublée d’une vraie modernité. Il sait faire respirer ses scènes, isoler un regard, capter une tension, souligner une émotion sans jamais appuyer le trait. Tout est dosé, maîtrisé, élégant. La progression dramatique est fluide, et même si le suspense (qui a été cocufiée ?) est résolu à la toute fin, il importe finalement moins que ce que le film nous a révélé en chemin : des relations humaines complexes, faites de non-dits, de compromis et d’illusions parfois nécessaires. 

Récompensé par deux Oscars (meilleur réalisateur et meilleur scénario adapté), Chaînes conjugales mérite amplement sa place parmi les grands classiques du cinéma américain. Il allie la finesse psychologique à l’humour caustique, la légèreté apparente à une réflexion profonde sur le couple. C’est un film qui ne cesse de gagner en richesse à chaque visionnage, tant il regorge de détails, de nuances, de vérités feutrées. 

Derrière un dispositif narratif simple et un ton faussement léger, Joseph L. Mankiewicz signe un chef-d’œuvre d’intelligence, d’ironie et d’élégance. Chaînes conjugales dissèque le couple avec justesse, tout en offrant un grand moment de cinéma, brillamment dialogué, impeccablement interprété. Un sommet du genre. 

NOTE : 12.30

FICHE TECHNIQUE


DISTRIBUTION




Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire