Vu le film L’île des Péchés oubliés de Edgar J.Ulmer (1942) avec John Carradine Sidney Toler Gale Sondergaard Veda Ann Borg Franck Fenton Rick Vallin Rita Quigley Patti McCarthy
Sur « l'île des péchés oubliés », réservée aux marins de passage, deux aventuriers, Mike Clancy et Jack Burke, sont à la recherche d'un bateau englouti comportant un cargo plein d'or enfoui au fond des eaux. Ils croisent le chemin de Marge, la tenancière d'une maison close fréquentée par les marins, qui les convainc de l'accueillir dans leur quête. Ce qui va mettre à rude épreuve l'amitié entre les deux baroudeurs...
C’est un curieux objet cinématographique que ce L’Île des Péchés oubliés : une Série B d’aventure produite en 1943 avec trois bouts de ficelle, mais une ambition narrative et morale qui dépasse largement ses moyens. Réalisé par Edgar G. Ulmer — cinéaste des marges, artisan du sublime fauché (Détour, The Black Cat) — ce film réunit dans un même maelström les codes du film de pirates, le film noir, le mélodrame exotique, et la farce cynique.
On est dans les mers du Sud — du moins un studio qui y ressemble vaguement — et tout commence dans un bordel flottant dirigé par deux femmes indépendantes : Gale Sondergaard, impériale et sarcastique, et Veda Ann Borg, à la gouaille plus brute. On est frappé dès le départ par le ton désabusé et mordant du film. Les hommes sont faibles, cupides ou menteurs, les femmes rusées, les dés toujours pipés. L’île, censée être un refuge, est en réalité un terrain de jeu pour escrocs et criminels minables.
Deux aventuriers — dont l'un interprété par John Carradine, jamais aussi bon que lorsqu'il joue les cyniques désabusés — y débarquent en quête d’un trésor englouti. L’intrigue prend alors les allures d’un jeu de dupes où chacun ment à l’autre, dans une ambiance de plus en plus délétère. Tous les éléments sont là : tempêtes, trahisons, anciens secrets, et même une expédition de plongée sous-marine dont les effets spéciaux (faits de stock-shots et de maquettes brinquebalantes) ajoutent au charme un brin décati du film.
Mais ce qui étonne — et fascine — c’est le cynisme radical qui traverse le récit. Pas de héros au cœur pur ici. Pas de morale rachetée par l’amour ou l’honneur. Même les figures féminines, pourtant en avance sur leur temps dans leur autonomie, ne sont pas épargnées par la violence du destin. Le ton est désespéré, mais jamais pesant. Ulmer installe une légèreté trompeuse, une ironie permanente, presque sadienne, qui fait qu’on sourit tout en redoutant la prochaine trahison.
Et puis arrive la fin, brutale, impitoyable, presque grotesque dans son excès. Un cataclysme balaye tout, symbolique et littéral, comme si le film lui-même renonçait à toute forme de rédemption. Le trésor ? Dissous. Les illusions ? Noyées. Les survivants ? Peut-être. Ce final en forme de purge ironique est à l’image du film : lucide, mordant, anti-romantique, et profondément pessimiste. On sent chez Ulmer une défiance absolue envers les mythes hollywoodiens du courage, du sacrifice et de l’héroïsme.
Et c’est là que le film devient passionnant historiquement : L’île des Péchés oubliés sort en 1943, en pleine guerre, à une époque où Hollywood produit à la chaîne des films de propagande, des récits héroïques, des hymnes à la bravoure. Ulmer, lui, propose un récit sale, ironique, quasi-amoral. À l’orée des années 50, un tel film serait impensable : le puritanisme post-guerre froide s’imposera, la censure codera tout écart, et l’audace marginale d’Ulmer se verra reléguée aux confins du cinéma de genre.
Il faut donc voir L’Île des Péchés oubliés comme un contre-film d’aventure, un pamphlet caché dans un emballage de série B. Un film d’atmosphère, où le décor carton-pâte devient le théâtre d’une tragédie vaudevillesque. Un film à petit budget mais à grande noirceur. Et un vrai plaisir de cinéphile : avec ses personnages troubles, son rythme bancal mais captivant, et ses dialogues plus acides qu’on ne l’attendrait, Ulmer signe un film qui ne ressemble à rien d’autre.
Un trésor oublié, peut-être, mais sûrement pas un péché.
À sa sortie, le film passe plutôt inaperçu, coincé entre des blockbusters de guerre et des romances patriotiques. Mais il a depuis acquis un statut culte, notamment pour son ton unique et désabusé, et son audace thématique. Ulmer, artisan génial contraint de travailler à la périphérie du système, y imprime sa marque : celle d’un regard ironique, sombre, presque existentiel sur les illusions humaines. Le film n’a jamais été rediffusé dans les circuits classiques mais circule chez les amateurs de perles rares, et mérite clairement d’être redécouvert aujourd’hui.
NOTE : 10.80
FICHE TECHNIQUE
- Réalisation : Edgar G. Ulmer
- Scénario : Edgar G. Ulmer et Raymond L. Schrock
- Montage : Charles Henkel, Jr.
- Musique : Leo Erdody
- Photographie : Ira H. Morgan
- Production : Peter R. Van Duinen
- Société de production : Atlantis Pictures Corporation
- Société de distribution : Producers Releasing Corporation
- John Carradine : Mike Clancy
- Gale Sondergaard : Marge Willison
- Sidney Toler : Krogan
- Frank Fenton : Jack Burke
- Veda Ann Borg : Luana
- Rita Quigley : Diane
- Rick Vallin : Johnny Pacific
- Tala Birell : Christine
- Patti McCarty : Bobbie
- Betty Amann : Olga
- Marian Colby : Mimi
- William Edmonds : chef

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