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lundi 19 mai 2025

17.10 - MON AVIS SUR LE FILM LE CORBEAU DE HENRI GEORGES CLOUZOT (1943)

 


Vu le film Le Corbeau de Henri Georges Clouzot (1943) avec Pierre Fresnay Ginette Leclerc Pierre Larquey Sylvie Micheline Francey Héléna Manson Noel Roquevert Jeanne Fusier Gir Liliane Maigné 

Dans la petite ville de Saint-Robin, le docteur Germain est un spécialiste des accouchements désespérés au cours desquels, s’il faut « choisir » un rescapé, il sauve la mère. Ce choix est évidemment mal vu dans le microcosme provincial. À ce titre, le docteur Germain est l’une des premières victimes des lettres anonymes signées d’un mystérieux « Corbeau », lesquelles viseront ensuite l’instituteur, le psychiatre et sa femme, et peu à peu tout le monde… L’épicentre de ce séisme en devenir semble bien se trouver entre l’école, où habite Germain, et l’hôpital où il exerce. Hanté par un passé secret, le docteur tente de mener une existence libre, au mépris des conventions sociales. Par exemple, il entretient une liaison avec la fille de l’instituteur, Denise, une vamp sulfureuse qui est alitée à cause d’un pied bot, tout en courtisant la jolie Mme Vorzet, épouse d’un psychiatre à la retraite.   

Le Corbeau de Henri-Georges Clouzot restera à jamais gravé dans ma mémoire. Peut-être parce que, n’ayant jamais vécu à la campagne, j’ai toujours été fasciné par la vie de ces petites communautés villageoises. Elles ne fonctionnent pas comme nous, les citadins. Elles ont d’autres repères, d’autres valeurs. Là-bas, un petit rien peut tout déclencher : une querelle de voisinage, une rumeur, une vengeance. Ce qui, en ville, passerait inaperçu — où l’on ignore souvent jusqu’au nom de notre voisin de palier — devient ici le point de départ d’un drame profond, voire insoluble. Parfois, en ville, on découvre par hasard qu’un voisin était un terroriste... ou un Dr Dexter. À la campagne, tout se sait, mais tout se tait aussi. 

J’ai découvert Le Corbeau dans ma jeunesse, sans bagage politique, sans idées préconçues. Ce qui m’avait frappé, c’était la noirceur. Non pas une noirceur spectaculaire, mais une ombre lente, diffuse, poisseuse, comme cette image d’une France provinciale rongée par les non-dits, les jalousies et les haines recuites. Pour moi, c’était moins un film politique qu’un miroir de notre pays : celui des petites villes, des frustrations rentrées, de la suspicion généralisée. 

Clouzot peint ici une France qui fait froid dans le dos, où la délation devient un jeu quotidien, un sport collectif. Mais là, le jeu tourne au cauchemar. La mort rôde dans chaque lettre. Comment ne pas penser, en revoyant ce film des décennies plus tard, à l’affaire du petit Grégory ? Même si quarante ans les séparent, le mécanisme est identique : les lettres anonymes, les accusations, la suspicion collective. Clouzot, sans le savoir, avait déjà tout vu. 

Dans cette ville fictive, le Corbeau joue avec les habitants comme un chat avec des souris. Chaque habitant se méfie de son voisin, de son conjoint, de ses amis. Derrière chaque volet clos, une accusation possible. L’atmosphère est étouffante. Les visages sont sombres, fatigués, habités par des inimitiés anciennes. La lumière même semble complice de cette noirceur morale. 

Au cœur du drame, une autre tension : celle autour de l’avortement. Lorsque le Dr Germain sauve la mère au détriment de l’enfant, il devient la cible de la haine collective. Le sujet, déjà explosif à l’époque, est traité avec une modernité glaçante. Le geste médical devient ici le déclencheur d’une violence irrationnelle. 

Lors de mon premier visionnage, je n’avais pas compris qui était réellement le Corbeau. Comme les villageois, je soupçonnais le Dr Germain : trop séduisant, trop calme, trop propre. Le film pousse le spectateur à se perdre, à douter de tout, à se méfier de chacun. Ce n’est qu’en le revoyant que j’ai compris comment Clouzot nous amenait peu à peu vers la vérité – une vérité offerte au spectateur, mais pas aux habitants du village, condamnés à vivre dans le soupçon. 

Pierre Fresnay porte le film avec grâce, droiture et une profondeur discrète. Autour de lui, une pléiade d’immenses comédiens : Pierre Larquey, Noël Roquevert, Louis Seigner, Ginette Leclerc… Et surtout Sylvie, impériale, dont la présence m’a donné des frissons. Elle incarne à elle seule cette France immobile, silencieuse, terrifiante. 

Le scénario s’inspire d’un fait réel : l’affaire de Tulle. Entre 1917 et 1922, plus de 110 lettres anonymes empoisonnèrent la vie d’une petite ville. Clouzot s’en empare pour composer un drame universel, où l’anonymat devient une arme de guerre psychologique. Lors de l’enterrement du jeune François, ces lettres tombant du ciel comme une pluie de poison sont d’une puissance visuelle et symbolique impressionnante. 

À sa sortie, le film fut violemment attaqué. Le Parti communiste d’un côté, les associations catholiques de l’autre, tous y voyaient un film dangereux, pernicieux, antinational ou immoral. Il fut même interdit à la Libération. Pourtant, le temps a donné raison à Clouzot. Son film ne critique pas la France : il ausculte ses blessures les plus profondes. 

Car aujourd’hui, les lettres anonymes ont simplement changé de forme. Elles ont muté en commentaires haineux, en tweets anonymes, en messages de délation publique. Chacun peut, derrière un écran, vomir son fiel. Et la chasse au Corbeau continue. 

NOTE : 17.10

FICHE TECHNIQUE


DISTRIBUTION

Et, parmi les acteurs non crédités :

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