Vu le film Vautrin de Pierre Billon (1943) avec Michel Simon Madeleine Sologne Georges Marchal Michèle Lahaye Tony Laurent Renée Albouy Gisèle Casadesus Hélène Dartique
Au début du XIXe siècle. À peine évadé du bagne, Vautrin revient à Paris déguisé en moine espagnol. Son séjour au pénitencier ne l'a nullement assagi, loin de là. Afin de mener à bien ses sinistres projets, il se lie avec le beau Lucien de Rubempré, dont il espère faire son docile instrument.
Tourné en pleine Occupation, Vautrin de Pierre Billon est un film rare, un peu oublié aujourd’hui, et pourtant digne d’intérêt pour qui s’attache à la littérature, à l’histoire du cinéma français, ou simplement à l’immense Michel Simon. Le film, condensé habilement (mais avec quelques raccourcis frustrants) de plusieurs romans de Balzac, notamment Splendeurs et misères des courtisanes et Illusions perdues, s’efforce de porter à l’écran le personnage de Vautrin, figure centrale et tentaculaire de La Comédie humaine, dans ce qu’il a de plus trouble, fascinant et ambigu.
Nous sommes donc à Paris, vers 1830. Le jeune Lucien de Rubempré, dandy ambitieux, est séduit par les lumières de la haute société et par l’amour d’Esther, une courtisane au grand cœur. Mais derrière cette histoire d’amour se cache un monde de manipulations, d'intrigues politiques, de police secrète et de fausse morale. Un monde gouverné par Vautrin, alias l’Abbé Carlos Herrera, ancien bagnard, maître en dissimulation, qui veille sur Lucien comme un père... ou plutôt comme un prédateur affectif, ricanant depuis l’ombre.
Le film, assez fidèle à la trame balzacienne, fait l’économie de nombreuses subtilités du roman, notamment l’homosexualité latente (et très étudiée) de Vautrin, totalement passée sous silence — censure oblige, ou volonté de rester dans les cadres moralement acceptables d’un film tourné sous Vichy. Mais cela n’empêche pas la figure de Vautrin de dominer entièrement le récit, ni d’imposer un ton presque subversif sous ses atours de fresque historique. Le personnage reste fascinant dans sa capacité à manipuler les hommes, à instrumentaliser les femmes, à manier les lois et les passions comme des pions sur un échiquier. Ce diable romantique, ancien forçat devenu faiseur de rois, incarne l'un des sommets de La Comédie humaine, tour à tour chef de bande, abbé, espion, et figure paternelle ambiguë.
Et dans le rôle, on retrouve un Michel Simon magistral. Tout le film repose sur sa présence. Lourde, charismatique, à la fois bonhomme et inquiétant, Simon donne à Vautrin une ampleur quasi shakespearienne. Il rit, menace, cajole, écrase les autres personnages d’un regard ou d’une simple phrase. C’est peut-être l’un des derniers grands rôles de Simon avant qu’il ne glisse vers un cinéma plus inégal. Il a souvent été le révélateur d’une certaine misère humaine : pensons à Boudu, La Chienne, Panique... ici encore, il capte chez Vautrin cette nature humaine corrompue mais active, inflexible, prête à tout pour survivre et s’imposer.
La mise en scène de Pierre Billon est classique, soignée, appliquée : le film ne révolutionne pas le langage cinématographique, mais il impressionne par sa qualité de production. Costumes, décors, lumières — tout est fait pour restituer un Paris romantique et louche à la fois. Les dialogues sont riches, parfois datés, mais ils sonnent juste, portés par une langue qui ne cherche pas à simplifier Balzac, ce qui est rare. Dommage que le couple Esther-Rubempré, bien que central, tire un peu en longueur : leur romance, filmée avec plus de sentimentalisme que de passion, ralentit parfois le rythme. On attend surtout que Vautrin reparaisse, et qu’il reprenne la main.
On peut regretter, aussi, que le film se contente d’1h30 pour résumer tant de complexité. Splendeurs et misères des courtisanes est une œuvre fleuve, un roman noir et social, une critique violente de la monarchie de Juillet, du journalisme, de la justice. Vautrin, dans l’ensemble de La Comédie humaine, est un fil rouge — il traverse Le Père Goriot, Illusions perdues, Splendeurs…, et il devient même chef de la police secrète. C’est un personnage queer avant l’heure, une figure de l’outsider qui infiltre tous les pouvoirs. Le film en donne un aperçu solide, mais nécessairement partiel.
Vautrin est une belle réussite, surtout par son interprète principal. Ce n’est pas une œuvre fulgurante, mais elle mérite d’être redécouverte pour sa richesse de fond, sa facture technique soignée malgré les conditions de tournage (en 1943 !), et surtout pour Michel Simon, immense, qui s’amuse comme un diable à incarner ce maître manipulateur, cet antihéros balzacien par excellence. Un film qui, s’il n’est pas tout à fait légendaire, frôle la grandeur par éclats, par phrases, par regards. Une pépite sombre de notre patrimoine.
NOTE : 14.00
FICHE TECHNIQUE
- Réalisation : Pierre Billon
- Scénario : Pierre Benoit, d'après les œuvres d'Honoré de Balzac[]
- Dialogues : Marc-Gilbert Sauvajon[]
- Décors : René Renoux
- Costumes : Jacques Manuel[]
- Musique : Maurice Thiriet
- Photographie : Paul Cotteret
- Son : René Louge
- Montage : André Gug et Madeleine Gug
- Production : Georges Lampin
- Société de production : Société Nouvelle des Établissements Gaumont (S. N. E. G.)[]
- Société de distribution : C. P. L. F. - Gaumont[
- Michel Simon : Jacques Collin dit Vautrin
- Georges Marchal : Lucien de Rubempré
- Madeleine Sologne : Esther Gobseck
- Louis Seigner : Frédéric de Nucingen
- Jacques Varennes : le procureur Grandville
- Georges Colin : Contenson
- Gisèle Casadesus : Clotilde de Grandlieu
- Michèle Lahaye : Léontine de Sérisy, cousine du procureur Grandville
- Gisèle Préville : Diane de Maufrigneuse, amie de madame de Sérisy
- Georges Marny : Eugène de Rastignac
- Line Noro : Madame de Saint-Estève dite "Asie", tante et complice de Vautrin
- Lucienne Bogaert : "Europe", complice de Vautrin
- Pierre Labry : Paccard, complice de Vautrin
- Georges Paulais (non crédité) : maître Derville
- Guillaume de Sax : le gouverneur du bagne de Rochefort
- Marcel Mouloudji (non crédité) : Calvi, l'évadé du bagne en compagnie de Vautrin
- Maurice Schutz : l'abbé Carlos Herrera, dont Vautrin usurpe l'identité
- Marcel André : le juge Camusot
- Nane Germon : madame Camusot
- Renée Albouy : la marquise Jeanne d'Espard
- René Blancard (non crédité) : Coquard
- Hélène Dartigue (non créditée) : Amélie
- Albert Malbert (non crédité) : le cocher de Nucingen

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