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samedi 31 mai 2025

12.70 - MON AVIS SUR LE FILM YOKAI LE MONDE DES ESPRITS DE ERIC KHOO (2025)


  Vu le film Yokai Le Monde des Esprits de Eric Khoo (2025) avec Catherine Deneuve Masaaki Sakai Jun Fubuki Yutaka Takenouchi   

Claire, une célèbre chanteuse, s’envole au Japon pour un dernier concert à guichets fermés. Après le concert, elle meurt énivrée au saké dans un bar de la ville. Devenue un esprit, elle rencontre Yuzo, l'un de ses plus grands fans, décédé à quelques jours du concert. Ensemble, ils tentent d'aider son fils Hayato, un réalisateur renommé qui a perdu l'envie de vivre, et l'accompagnent à travers le Japon alors qu'il rend visite à sa mère qui l'avait abandonné enfant 

Yōkai – Le Monde des Esprits s’ouvre sur une salle de concert à Tokyo. Claire Emery, chanteuse française légendaire adulée au Japon depuis les années 60, entonne une dernière chanson devant un public transi d’admiration. Quelques heures plus tard, elle s’écroule dans un bar, seule. Ce que personne ne sait : elle ne quittera plus vraiment le Japon. Elle restera là, entre deux mondes. C’est là que commence le vrai film. 

Claire se réveille dans une Tokyo parallèle, doucement irréelle, celle des morts. Le quartier est le même, mais il y flotte une lumière plus douce, une temporalité différente. Elle y rencontre Yuzo, vieil admirateur récemment décédé, qui lui explique qu’elle erre désormais dans le monde des esprits, à l’époque de l’Obon, où les morts peuvent rendre visite aux vivants. Mais à une condition : aider ceux qu’ils laissent derrière eux. 

Dès lors, le film glisse avec grâce dans une chronique douce-amère. Claire, spectatrice impuissante de la vie terrestre, commence à suivre Hayato, le fils de Yuzo, un réalisateur de documentaires, endeuillé et en pleine crise artistique. En l’observant, Claire comprend qu’elle peut, peut-être, l’aider à retrouver le goût de créer, et à faire la paix avec son passé. Le film se transforme alors en une ode à la transmission artistique. 

Si l’intrigue paraît minimaliste, Yōkai séduit par sa tendresse et ses choix esthétiques. La mise en scène d'Éric Khoo, tout en plans contemplatifs, joue des reflets, des rideaux, des fenêtres, pour matérialiser cette frontière floue entre le monde des vivants et celui des esprits. Loin du spectaculaire, Khoo opte pour une direction sobre et méditative, dans la tradition japonaise des films sur l’au-delà, à la fois proches du réel et ouverts à l’invisible. 

La photographie d’Adrian Tan accentue cette impression flottante. La lumière caresse les visages, enveloppe les rues de Tokyo d’un voile bleuté ou doré, et transforme les scènes nocturnes en balades oniriques. Quant à la musique, composée par Jeanne Cherhal, elle mêle des balades mélancoliques et quelques accents électro discrets. Surtout, les chansons chantées par Deneuve elle-même donnent au film un supplément d’âme. Elles sont des échos, des murmures du passé. 

Catherine Deneuve trouve ici un rôle d’une rare justesse : ni tragique, ni larmoyant, mais distancié, presque zen. Elle joue une femme qui regarde sa vie, qui voit ce qu’elle a transmis sans le savoir. On sent qu’elle s’amuse parfois, qu’elle ironise sur sa propre image d’icône française aimée en Asie. Trois scènes d’humour, très légères, parsèment le récit — dont une, désopilante, où un fantôme essaie d’utiliser un smartphone. 

Les seconds rôles sont justes, notamment celui de Hayato, interprété par l’acteur japonais Yutaka Takenouchi, qui insuffle une douceur retenue à son personnage. Yuzo, joué par l’excellent Masaaki Sakai :, devient une figure touchante de ce purgatoire bienveillant. Et quelques apparitions fugaces d’autres esprits (un poète, une actrice oubliée, un ancien cuisinier) offrent des digressions charmantes sur l’art, la mémoire et la solitude. 

Ce film n’est ni un conte mystique, ni une œuvre intellectuelle, mais plutôt un poème cinématographique. Il rappelle que la mort n’est pas un tabou au Japon, qu’elle peut même être un espace de dialogue, d’humour, d’inspiration. Il ne cherche pas à expliquer, à convaincre, mais à apaiser. Le trépas devient ici une forme d’accompagnement, une autre façon d’aimer ceux qui restent. 

En sortant, on ne croit pas forcément plus aux fantômes, mais on accepte mieux qu’ils soient là, discrets et bienveillants, quand on crée, quand on pleure, quand on se souvient. Et c’est peut-être cela, la plus belle idée du film. 

NOTE : 12.70

FICHE TECHNIQUE

  • Réalisation : Eric Khoo
  • Scénario : Edward Khoo
  • Costumes : Pascaline Chavanne
  • Photographie : Adrian Tan
  • Production : Matilde Incerti
  • Sociétés de production : M.I. Movies, Knockonwood et Zhao Wei Films
  • Société de distribution : ARP Sélection (France)

DISTRIBUTION


 

14.00 - MON AVIS SUR LE FILM VAUTRIN DE PIERRE BILLON (1943)



 

Vu le film Vautrin de Pierre Billon (1943) avec Michel Simon Madeleine Sologne Georges Marchal Michèle Lahaye Tony Laurent Renée Albouy Gisèle Casadesus Hélène Dartique 

Au début du XIXe siècle. À peine évadé du bagne, Vautrin revient à Paris déguisé en moine espagnol. Son séjour au pénitencier ne l'a nullement assagi, loin de là. Afin de mener à bien ses sinistres projets, il se lie avec le beau Lucien de Rubempré, dont il espère faire son docile instrument. 

Tourné en pleine Occupation, Vautrin de Pierre Billon est un film rare, un peu oublié aujourd’hui, et pourtant digne d’intérêt pour qui s’attache à la littérature, à l’histoire du cinéma français, ou simplement à l’immense Michel Simon. Le film, condensé habilement (mais avec quelques raccourcis frustrants) de plusieurs romans de Balzac, notamment Splendeurs et misères des courtisanes et Illusions perdues, s’efforce de porter à l’écran le personnage de Vautrin, figure centrale et tentaculaire de La Comédie humaine, dans ce qu’il a de plus trouble, fascinant et ambigu. 

Nous sommes donc à Paris, vers 1830. Le jeune Lucien de Rubempré, dandy ambitieux, est séduit par les lumières de la haute société et par l’amour d’Esther, une courtisane au grand cœur. Mais derrière cette histoire d’amour se cache un monde de manipulations, d'intrigues politiques, de police secrète et de fausse morale. Un monde gouverné par Vautrin, alias l’Abbé Carlos Herrera, ancien bagnard, maître en dissimulation, qui veille sur Lucien comme un père... ou plutôt comme un prédateur affectif, ricanant depuis l’ombre. 

Le film, assez fidèle à la trame balzacienne, fait l’économie de nombreuses subtilités du roman, notamment l’homosexualité latente (et très étudiée) de Vautrin, totalement passée sous silence — censure oblige, ou volonté de rester dans les cadres moralement acceptables d’un film tourné sous Vichy. Mais cela n’empêche pas la figure de Vautrin de dominer entièrement le récit, ni d’imposer un ton presque subversif sous ses atours de fresque historique. Le personnage reste fascinant dans sa capacité à manipuler les hommes, à instrumentaliser les femmes, à manier les lois et les passions comme des pions sur un échiquier. Ce diable romantique, ancien forçat devenu faiseur de rois, incarne l'un des sommets de La Comédie humaine, tour à tour chef de bande, abbé, espion, et figure paternelle ambiguë. 

Et dans le rôle, on retrouve un Michel Simon magistral. Tout le film repose sur sa présence. Lourde, charismatique, à la fois bonhomme et inquiétant, Simon donne à Vautrin une ampleur quasi shakespearienne. Il rit, menace, cajole, écrase les autres personnages d’un regard ou d’une simple phrase. C’est peut-être l’un des derniers grands rôles de Simon avant qu’il ne glisse vers un cinéma plus inégal. Il a souvent été le révélateur d’une certaine misère humaine : pensons à Boudu, La Chienne, Panique... ici encore, il capte chez Vautrin cette nature humaine corrompue mais active, inflexible, prête à tout pour survivre et s’imposer. 

La mise en scène de Pierre Billon est classique, soignée, appliquée : le film ne révolutionne pas le langage cinématographique, mais il impressionne par sa qualité de production. Costumes, décors, lumières — tout est fait pour restituer un Paris romantique et louche à la fois. Les dialogues sont riches, parfois datés, mais ils sonnent juste, portés par une langue qui ne cherche pas à simplifier Balzac, ce qui est rare. Dommage que le couple Esther-Rubempré, bien que central, tire un peu en longueur : leur romance, filmée avec plus de sentimentalisme que de passion, ralentit parfois le rythme. On attend surtout que Vautrin reparaisse, et qu’il reprenne la main. 

On peut regretter, aussi, que le film se contente d’1h30 pour résumer tant de complexité. Splendeurs et misères des courtisanes est une œuvre fleuve, un roman noir et social, une critique violente de la monarchie de Juillet, du journalisme, de la justice. Vautrin, dans l’ensemble de La Comédie humaine, est un fil rouge — il traverse Le Père Goriot, Illusions perdues, Splendeurs…, et il devient même chef de la police secrète. C’est un personnage queer avant l’heure, une figure de l’outsider qui infiltre tous les pouvoirs. Le film en donne un aperçu solide, mais nécessairement partiel. 

Vautrin est une belle réussite, surtout par son interprète principal. Ce n’est pas une œuvre fulgurante, mais elle mérite d’être redécouverte pour sa richesse de fond, sa facture technique soignée malgré les conditions de tournage (en 1943 !), et surtout pour Michel Simon, immense, qui s’amuse comme un diable à incarner ce maître manipulateur, cet antihéros balzacien par excellence. Un film qui, s’il n’est pas tout à fait légendaire, frôle la grandeur par éclats, par phrases, par regards. Une pépite sombre de notre patrimoine. 

NOTE : 14.00

FICHE TECHNIQUE


DISTRIBUTION

17.10 - MON AVIS SUR LE FILM SINNERS DE RYAN COOGLER (2025)


 Vu le film Sinners de Ryan Coogler (2025) avec Michael B.Jordan Hailee Stanfield Delroy Lindo Jack O’Connell Jayme Lawson Wummi Mosaku Omar Benson Miller Lin Jun Li  

Alors qu’ils cherchent à s’affranchir d’un lourd passé, deux frères jumeaux reviennent dans leur ville natale pour repartir à zéro. Mais ils comprennent qu’une puissance maléfique bien plus redoutable guette leur retour avec impatience… 

« À force de danser avec le diable, un beau jour, il viendra te chercher chez toi. 

Avec Sinners, Ryan Coogler revient en pleine forme après un Creed trop lisse, trop calibré à mon goût — et il me donne raison. Car ici, dès les premières minutes, c’est une claque visuelle, narrative et sensorielle. L’action se situe dans le sud des États-Unis, à la fin du XIXe siècle, une époque étouffée par le racisme, les lois Jim Crow, les violences du Ku Klux Klan, et une Amérique où les Noirs, même affranchis, restent des cibles permanentes. Coogler, à l’instar de Fruitvale Station, filme d’abord cette réalité-là, sans filtre, avec une caméra mobile mais jamais tape-à-l’œil, une photographie signée Autumn Durald Arkapaw qui baigne les scènes dans un clair-obscur magnifique — des terres brûlées de poussière rouge aux nuits bleues où le blues pleure. 

On y suit deux frères, Ezekiel et Amos (Michael B. Jordan dans un double rôle bluffant), vivant dans une petite communauté noire de Géorgie. Ezekiel, prédicateur revenu de la guerre, tente d’apaiser les tensions dans sa paroisse ; Amos, plus sombre, boxeur clandestin et tueur à gages à la solde de petits barons blancs, disparaît mystérieusement après une rixe. La musique est omniprésente — du blues, des spirituals, des guitares slide pleurant l’âme d’un peuple — et participe à l’installation d’une ambiance moite et hantée. Mais là où Coogler frappe très fort, c’est dans la bascule, aussi soudaine que maîtrisée. 

Sans prévenir, le récit glisse dans une dimension fantastique (sans rappeler Une Nuit en Enfer de Tarantino) : Amos revient, changé. Le Ku Klux Klan, qu’on croyait simple menace humaine, semble lié à une malédiction ancienne. Des corps se lèvent. Les tombes s’ouvrent. Les anciens du village chuchotent des histoires de pactes sanglants. Le film devient alors un western gothique, à la croisée de Get Out, Vampires de Carpenter et Abraham Lincoln : Vampire Hunter, mais en infiniment plus élégant, plus politique, plus sensible. Le sang versé rejoint celui de l’histoire. 

La scène dans le saloon est un sommet : d’un groupe de bluesmen qui entonne un morceau lent et habité, la musique explose en rock fiévreux, puis dérive dans une gigue irlandaise rythmée par des claquettes frénétiques. C’est un moment de pure joie, de fusion musicale et cinématographique, où les styles se rencontrent comme les genres du film. Coogler ose tout — et ça passe. Il fait du western un théâtre d’exorcisme collectif, du film d’horreur une parabole sur la mémoire des corps noirs sacrifiés, et de la série B une grande fresque historique et politique. 

Michael B. Jordan, qu’on a vu bon, très bon, mais jamais aussi transcendant, compose ici deux personnages qui s’opposent, se reflètent, se contaminent — Ezekiel, tendu, mystique, presque christique ; Amos, bestial, vampirique, mais profondément blessé. Le duel entre les deux devient le cœur battant du film, jusqu’à un final dantesque où la frontière entre le Bien et le Mal se brouille dans une orgie de flammes, de prières et de riffs électriques. 

D’un point de vue purement formel, Sinners témoigne d’un Ryan Coogler à son sommet. La mise en scène est ample, habitée, parfois même opératique, mais toujours au service du récit. Coogler maîtrise l’espace — celui du western, du village, de la forêt, du bayou — avec une précision d’orfèvre : chaque travelling semble dialoguer avec le souffle du vent ou le crissement d’une corde de guitare. L’utilisation du scope renforce la grandeur tragique des paysages, tout en capturant l’intimité des regards. 

La photographie d’Autumn Durald Arkapaw est somptueuse. Elle épouse la dualité du film : d’un côté, la lumière ocre des terres arides et la douceur des intérieurs éclairés à la bougie ; de l’autre, dès l’irruption du surnaturel, une palette plus froide, iridescente, parfois saturée, qui rappelle les toiles de Jérôme Bosch ou certains tableaux de Goya. Le jeu sur les contrastes, entre ombre et lumière, terre et feu, est saisissant. 

La musique — un autre pilier du film — est un patchwork vivant d’influences. Terrence Blanchard compose une partition originale à base de blues, de gospel, de rock sudiste et de percussions tribales. Les morceaux ne se contentent pas d’accompagner : ils agissent, possèdent presque les personnages. Certaines scènes semblent chorégraphiées sur les guitares slide ou les riffs endiablés. L'orchestre dialogue avec les personnages, comme dans le saloon où le montage devient presque musical. Ce moment fusionnel entre blues, rock et tap irlandais est un petit miracle de rythme et d’audace. 

Côté effets spéciaux, Coogler a l’intelligence de ne jamais en faire trop. Les effets numériques sont discrets, organiques, et renforcent la dimension poétique ou cauchemardesque sans écraser le film sous la technique. Les transformations vampiriques, les résurrections, les scènes d’affrontements surnaturels sont stylisées mais jamais grotesques. On pense parfois à Brotherhood of the Wolf ou à Sleepy Hollow, mais avec plus de retenue et de chair. 

La bande originale du film, supervisée par le compositeur Ludwig Göransson, intègre également des morceaux de divers artistes, tels que Rod Wave, Brittany Howard, James Blake, Don Toliver, Rhiannon Giddens, Cedric Burnside, Eric Gales, ChristoneKingfish” Ingram, Jerry Cantrell, Iarla Ó Lionáird, Lola Kirke, Bobby Rush, Peter Dreams, OG DAYV, Jack O’Connell, Sharde Thomas-Mallory, et d'autres. 

Et puis pour notre bonheur on a Buddy Holly sur le générique, que demande le peuple 

 

Sinners est un film généreux, dense, hybride, parfois déséquilibré mais toujours habité. Il mêle western, film social, horreur et spiritualité sans perdre son fil. Il touche, fait rire, fait peur, interroge, griffe. Il est politique sans thèse, stylisé sans frime, inventif sans prétention. Un trip viscéral de 140 minutes où Ryan Coogler semble enfin libre, déchaîné, enragé, et ça fait un bien fou. 

Une œuvre coup-de-poing, coup-de-cœur, coup-de-sang. 

NOTE : 17.10

FICHE TECHNIQUE

  • Musique : Ludwig Göransson
  • Réalisation et scénario : Ryan Coogler
  • Direction artistique : Jonathan Cappel et Timotheus Davis
  • Décors : Hannah Beachler
  • Costumes : Ruth E. Carter
  • Photographie : Autumn Durald Arkapaw
  • Montage : Michael P. Shawver
  • Production : Ryan Coogler, Zinzi Coogler et Sev Ohanian
    • Production exécutive : Rebecca Cho, Ludwig Göransson et Will Greenfield
    • Coproduction : Kenneth Yu
  • Sociétés de production : Proximity Media, en coproduction avec Domain Entertainment
  • Société de distribution : Warner Bros. Pictures
  • Budget : entre 90 et 100 millions

DISTRIBUTION