Vu le film Un Crime dans la Tête de John Frankenheimer (1962) Frank Sinatra Angela Lansbury Laurence Harvey Janetg Leigh Lloyd Corigan James Gregory Leslie Parrish Henry Silva John McGiver James Edwards
On suit Raymond Shaw (Laurence Harvey) qui est un médaillé de la guerre de Corée pour faits d'armes, notamment en Mandchourie en 1952. Quelques années plus tard, son ancien commandant de peloton Bennett Marco (Frank Sinatra) travaille désormais pour les services de renseignement de l'armée. Il a des doutes sur les exploits du héros de guerre. De plus, il est assailli de cauchemars troublants qui vont l'amener à enquêter avec la CIA et le FBI sur Raymond Shaw.
Le film de John Frankenheimer, The Manchurian Candidate (Un crime dans la tête, sorti en France le 22 novembre 1962), est à la fois un thriller paranoïaque et une radiographie des angoisses américaines du début des années 60. On y suit Raymond Shaw (Laurence Harvey), médaillé de la guerre de Corée, porté aux nues comme un modèle de bravoure et de patriotisme. Mais derrière cette image impeccable, un doute : le major Bennett Marco (Frank Sinatra), commandant du peloton de Shaw, est hanté par des cauchemars récurrents d’hypnose collective, de captifs humiliés et d’officiers abattus sans scrupules. Ce rêve récurrent, filmé par Frankenheimer dans un montage alterné hypnotique et glaçant, est la clé de l’intrigue. Marco comprend que ce qui lui semblait un souvenir héroïque n’est peut-être qu’une mise en scène orchestrée par les services secrets communistes.
À mesure qu’il enquête, épaulé par la CIA et le FBI, l’univers se fissure : Shaw est-il le brave soldat décoré que l’Amérique acclame ? Un agent communiste infiltré dans les coulisses du pouvoir américain ? Un tueur de sang-froid, inconscient de ses crimes car manipulé par hypnose ? Ou pire : un psychopathe qui trouve dans cette manipulation un prétexte pour exprimer sa violence refoulée ? Cette ambiguïté est l’arme du film. Comme spectateur, on ne sait jamais si Shaw est bourreau, victime, ou les deux.
Dans ce labyrinthe d’identités, la mère de Shaw surgit comme un personnage shakespearien : Angela Lansbury, fascinante, compose une marâtre politique, froide, calculatrice, tyrannique, qui semble tenir son fils dans une laisse invisible. Bien avant Jessica Fletcher et Arabesque, Lansbury campe ici l’une des mères les plus glaçantes de l’histoire du cinéma américain. À ses côtés, Janet Leigh, tout juste sortie de Psychose, traverse une fois de plus le chemin d’un psychopathe potentiel, comme si elle était condamnée à rejouer ce face-à-face.
Laurence Harvey, intense et ambigu, trouve dans Shaw son plus grand rôle — peut-être même plus marquant que son officier dans Alamo de John Wayne. Son visage figé, ses gestes mécaniques, sa raideur presque robotique font de lui un personnage inquiétant : on ne sait jamais si on regarde un homme traumatisé ou une machine à tuer. Face à lui, Frank Sinatra endosse le rôle du sauveur américain : il a lui-même financé le projet, posant comme condition d’en jouer le héros. Sinatra fait du Sinatra : séduisant, lisse, chevaleresque, prêt à sauver le monde et à séduire au passage la belle Janet Leigh. Mais derrière son image de crooner patriote, son soutien à JFK, et son implication dans ce film résonnent comme un écho ironique : un an après la sortie du film, Kennedy est assassiné. Coïncidence troublante.
Frankenheimer, adaptant le roman de Richard Condon (1959), signe un film qui, au-delà de sa surface anticommuniste, se montre aussi corrosif pour l’Amérique elle-même. La manipulation n’est pas seulement celle du KGB : le film renvoie dos à dos propagande soviétique et maccarthysme américain, révélant comment la peur et l’obsession du complot dévorent aussi bien les démocraties que leurs ennemies. En cela, le film rejoint la veine d’œuvres paranoïaques comme I… comme Icare d’Henri Verneuil : l’hypnose et la manipulation mentale y deviennent des métaphores de l’embrigadement idéologique.
Ce qui rend The Manchurian Candidate si jouissif pour un spectateur « cartésien », comme moi, c’est précisément ce mélange d’intuition politique et de délire paranoïaque. Tout y est : guerre de Corée, CIA, FBI, KGB, hypnose, assassinats programmés, matriarcat tyrannique, soldats décorés mais suspects. On a le vertige devant cette construction où chaque pièce semble anticiper les thèses les plus noires sur Lee Harvey Oswald et l’assassinat de Kennedy. Richard Condon écrivait en 1959 : un roman de pure fiction, ou une prescience inquiétante ? À chacun d’y voir un simple scénario ou un miroir des manipulations réelles.
La force du film, c’est qu’il ne choisit pas. Il maintient l’ambiguïté jusqu’au bout. Shaw est-il coupable ou manipulé ? Son acte final est-il héroïque ou désespéré ? La mère est-elle diabolique ou elle-même instrumentalisée ? Dans cet entre-deux, Frankenheimer signe l’un des prototypes du thriller paranoïaque américain : un monde où l’ennemi est partout, y compris chez soi, y compris dans sa tête.
En 2004, Jonathan Demme reprendra l’histoire avec Denzel Washington dans le rôle de Marco et Liev Schreiber en Raymond Shaw. Un remake efficace mais qui ne retrouve ni l’étrangeté ni le venin politique du film original. Demme transpose l’action dans le Golfe, actualise le discours sur la manipulation médiatique et corporatiste, mais gomme une partie du vertige schizophrène du film de Frankenheimer.
Ce film est une matrice : on peut y lire un thriller d’espionnage, un drame familial sur la domination maternelle, une allégorie politique sur la guerre froide, ou un miroir des paranoïas modernes. Il n’impose pas une vérité, il laisse au spectateur la charge de la reconstituer, comme un enquêteur face à un complot. C’est cette zone grise, ce trouble, cette jouissance du doute qui font de The Manchurian Candidate un film aussi moderne et fascinant aujourd’hui qu’en 1962.
NOTE : 17.00
FICHE TECHNIQUE
- Réalisation : John Frankenheimer
- Scénario : George Axelrod (avec la participation non créditée de John Frankenheimer), d'après le roman de Richard Condon
- Musique : David Amram (en)
- Décors : George R. Nelson et Richard Sylbert
- Costumes : Moss Mabry
- Photographie : Lionel Lindon
- Montage : Ferris Webster
- Production : George Axelrod et John Frankenheimer
- Société de production : M.C. Productions
- Distribution : United Artists (États-Unis), Les Artistes Associés (France)
- Frank Sinatra (VF : Roger Rudel) : le capitaine Bennett Marco
- Laurence Harvey (VF : Jean-Claude Michel) : Raymond Shaw
- Janet Leigh (VF : Nadine Alari) : Eugenie Rose "Rosie" Cheyney
- Angela Lansbury (VF : Lita Recio) : Mme Iselin
- James Gregory (VF : Jacques Hilling) : le sénateur John Yerkes Iselin
- Lloyd Corrigan (VF : René Blancard) : Holborn Gaines
- Leslie Parrish : Jocelyn Jordan
- Henry Silva : Chunjin
- John McGiver : le sénateur Thomas Jordan
- James Edwards (VF : Bachir Touré) : le caporal Allen Melvin
- Barry Kelley : le secrétaire à la Défense
- Khigh Dhiegh (en) : Dr Yen Lo
- Albert Paulsen : Zilkov
- Reggie Nalder : Dimitri
- Paul Frees : le narrateur (voix)

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