Vu le film Indompatables de Thomas Ngigol (2024) avec Thomas Ngigol Danilo Melande Bienvenue Roland Mvoe Thérèse Ngono Junior Bessala Ariana Mtombe
À Yaoundé, le commissaire Billong enquête sur le meurtre d'un officier de police. Dans la rue comme au sein de sa famille, il peine à maintenir l'ordre. Homme de principe et de tradition, il approche du point de rupture
Avec Indomptables, Thomas Ngijol opère un virage radical, salutaire et bouleversant. Loin des stand-ups, loin du ton goguenard de ses collaborations passées avec Fabrice Éboué, il signe ici un film viscéralement personnel, presque intime, tourné à Yaoundé, sur la terre rouge de ses origines. Ce n’est pas un retour folklorique ni une carte postale : c’est une plongée brute, poisseuse et vibrante dans le Cameroun d’aujourd’hui, entre les éclats de la rue, la chaleur étouffante des quartiers populaires et la dignité d’un peuple souvent invisibilisé à l’écran.
Ngijol incarne Billong un flic intègre, rugueux, profondément attaché à son devoir mais tiraillé entre la loi de l’État et la loi du sang. Père d’un adolescent rebelle, il tente de maintenir un équilibre entre son rôle d’enquêteur — dans une affaire de corruption qui gangrène toute la ville — et celui de père, figure patriarcale d’une maison où le respect s’effrite. Derrière ce canevas policier, Ngijol livre en réalité une méditation sur la paternité, sur la transmission, et sur la difficulté de rester juste dans un monde où tout vacille.
Dès les premières images, on sent une volonté de cinéma total : caméra nerveuse, lumière moite, sons captés au plus près des corps, des visages, de la poussière. La mise en scène respire la terre, la sueur, la vérité. On est loin des cadres aseptisés du cinéma hexagonal. Ngijol filme ses compatriotes avec amour et respect, sans exotisme ni complaisance. Il offre à ses comédiens — pour beaucoup non professionnels — la possibilité d’exister par leurs regards, leurs silences, leurs gestes. Ce sont de véritables gueules de cinéma, comme on n’en voit plus : des visages marqués, vivants, habités.
La photographie, signée par un chef opérateur Patrick Blossier (dont le travail mérite d’être salué), est magnifique : les teintes ocres des ruelles, les reflets bleutés des nuits électriques, les intérieurs poussiéreux où la lumière filtre à travers les persiennes créent une texture presque organique. Tout semble suinter de vérité. Chaque plan sent le soleil, la fatigue, la résilience.
Mais la réussite du film tient avant tout dans son ton : une sincérité absolue. Ngijol n’essaie pas de plaire, il filme ce qu’il connaît. Le choix audacieux de conserver les dialogues en langues locales (éwé, pidgin, beti) sans sous-titres renforce ce sentiment d’immersion. Oui, le spectateur francophone est parfois perdu, mais c’est une perte féconde : on ressent davantage les rythmes, les sonorités, les émotions que les mots eux-mêmes. Ngijol fait le pari de la sensation plutôt que de la compréhension immédiate — et c’est ce qui rend le film si singulier.
Sur le plan narratif, Indomptables est construit comme un drame policier à double lecture. L’enquête, d’abord simple — une affaire de pots-de-vin et de disparitions —, devient vite prétexte à un portrait moral. Mbala est un homme droit dans un monde tordu. Sa relation avec son fils, qu’il voit glisser vers la délinquance, agit comme un miroir de la société : comment rester pur dans un environnement corrompu ? Comment être un père quand on a grandi dans la peur, la misère et la honte ? Ces questions, le film ne les résout pas — il les laisse vibrer, douloureusement.
La direction d’acteurs est superbe. Thomas Ngijol se livre totalement. Il est méconnaissable, habité, le visage fermé, les yeux brûlants. Loin de son image de comédien populaire, il trouve ici sa pleine stature dramatique. Dans certaines scènes de confrontation avec son fils (interprété par un jeune acteur camerounais formidable de retenue), il atteint une intensité rare, celle des pères épuisés, dignes mais vulnérables. Autour de lui, la distribution locale donne une authenticité brute : les collègues de commissariat, les voisins, les anciens, tous contribuent à ce sentiment de vérité presque documentaire.
Le scénario, coécrit par Ngijol d’après le documentaire Un crime à Abidjan (1999) de Mosco Boucault , tisse un équilibre fragile entre polar et chronique familiale. Ce mélange fonctionne parfaitement, car il reste ancré dans le réel. On ne sent jamais le “film à message”, mais une histoire portée par la vie elle-même. La durée courte (à peine 1h35) donne au récit une efficacité rare : pas de gras, pas d’effets faciles, juste une tension continue et un sens du détail impressionnant.
Ce qui frappe, au fond, c’est la maturité du regard de Ngijol. On sent chez lui le besoin de filmer “chez lui”, non pas pour se racheter ou s’expliquer, mais pour comprendre. Il observe son pays avec lucidité et tendresse. Il montre la beauté de ses traditions, la force des valeurs africaines — respect, solidarité, courage —, mais aussi leurs failles : le patriarcat étouffant, la corruption, la difficulté à se libérer des héritages.
La musique, discrète, mêle percussions, guitares et sons urbains. Elle accompagne sans écraser, ajoutant au film une dimension quasi spirituelle.
Indomptables est une réussite inattendue et puissante. Thomas Ngijol signe un film sincère, maîtrisé, habité, qui respire la terre, la douleur et la fierté. C’est à la fois un polar moral, un drame intime et un hommage vibrant au Cameroun. Une œuvre personnelle, courageuse, qui prouve que le cinéma africain contemporain peut être universel sans renoncer à ses racines.
NOTE : 12.00
FICHE TECHNIQUE
- Réalisation : Thomas Ngijol
- Scénario : Thomas Ngijol, d'après le documentaire Un crime à Abidjan (1999) de Mosco Boucault
- Musique : Dany Synthé et Isko
- Photographie : Patrick Blossier
- Montage : Cécile Lapergue
- Société(s) de production : Why Not Productions
- Producteur exécutif : Youssef Jouini [archive]
- Directrice de la production : Anaïs Lonkeu [archive]
- Société(s) de distribution : Pan Distribution (France), Goodfellas (international)
- Budget : 1,2 million d'euros
- Thomas Ngijol : le commissaire Billong
- Danilo Melande : Etamé
- Bienvenu Roland Mvoe : Patou
- Thérèse Ngono : Odette
- Junior Bessala : Arthur
- Dimitri Amougou : Junior
- Christol Djomo : Daniel
- Terrence Samba : Bienvenue
- Olivier Fomedjo : Poutine
- Gaston Tsinapi : Blacky
- Janvier Paul Nwind : Pépé
- Ariana Ntomba : Adeline
- Alain Zé : Yssa Yinkou

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