Vu le Film Ran de Akira Kurozawa (1985) avec Tatsura Nakadai Akira Terao Jinpachi Nezu Daisuke Riyu Mieko Harada Yoshiko Myazaki Hisachi Agawa Shinosuku Peter Ikehata
Au xvie siècle, dans un Japon ravagé par la guerre, le vieux daimyo Hidetora Ichimonji décide de céder le contrôle de son fief à ses trois fils, Taro, Jiro et Saburo, afin de finir ses jours heureux et en paix. Mais les dissensions entre les trois frères plongent rapidement leurs familles, leurs foyers et la région dans le chaos.
Ran, c’est ce moment où Shakespeare serre la main de Kurosawa, et où les deux décident de faire exploser les limites du tragique. Le Roi Lear, oui, mais passé par le prisme féodal japonais, avec des armées colorées, des plaines balayées par le vent, des châteaux en feu et un vieil homme qui perd son monde autant que sa raison. Bref : épique et dantesque, On s’installe dans son canapé, saké à la main, en se disant qu’un tel film, hélas, on aurait rêvé de le découvrir en salle, tant chaque scène semble conçue pour un écran immense et un son qui vous assomme.
L’histoire est limpide et cruelle : un seigneur vieillissant, Hidetora Ichimonji, décide de diviser son pouvoir entre ses trois fils. Mauvaise idée — très mauvaise idée même. Les liens familiaux se déchirent, les alliances se font et se défont avec une hypocrisie presque mathématique. Et comme toujours chez Shakespeare… chacun finira par payer le prix fort, entre vengeance, appât du pouvoir et folie. Kurosawa respecte la trame, mais l’adapte avec une liberté qui donne à l’ensemble une portée quasi mythologique.
Ce qui frappe d’abord, c’est la beauté formelle du film. Les vastes paysages semblent respirer. Les couleurs des clans — jaune, rouge, bleu — glissent comme des coups de pinceau sur la toile du monde. Kurosawa compose chaque plan comme un tableau, prenant le temps de laisser le vent, la poussière, la lumière modeler l’espace. Le brouillard, les rafales, les tourbillons de terre deviennent des personnages à part entière, complices de la tragédie.
Et puis il y a les batailles. Pas seulement grandioses : hypnotiques. La scène du château, sans le moindre son diégétique, uniquement portée par la musique de Toru Takemitsu, est un sommet de mise en scène. Les flèches enflammées traversent l’écran comme des météores, et au milieu de ce chaos pictural, Hidetora, catatonique, immobile, comme déjà mort dans un monde qui brûle autour de lui. C’est du cinéma pur, du cinéma qui ose la beauté au cœur de la violence.
Le casting, lui aussi, porte cette ampleur. Tatsuya Nakadai en Hidetora est monumental : vieillard orgueilleux, tyran repenti trop tard, silhouette errante dans un monde qui bascule. Sa lente dérive vers la folie est jouée avec une précision sidérante — chaque regard, chaque tremblement raconte un homme qui comprend enfin les conséquences de ses propres cruautés. Les fils, chacun avec son tempérament — le loyal, l’arrogant, le traître — incarnent parfaitement les tensions familiales qui minent la dynastie. Et impossible d’ignorer les figures féminines, faussement en retrait : Machiko Kyō en Lady Kaede, par exemple, incarne la vengeance froide, méthodique, presque surnaturelle. Sans elles, Ran ne serait pas Ran.
La force du film réside aussi dans sa manière d’illustrer l’absurdité du pouvoir et la violence humaine. Pas de manichéisme : chacun est responsable, chacun est complice, chacun est pris dans un engrenage ancestral. Kurosawa pousse plus loin encore que Shakespeare l’idée d’un monde où les dieux sont absents, ou indifférents, et où les hommes courent à leur perte avec une énergie dévastatrice.
Et il y a ce rouge. Pas n’importe quel rouge : un rouge plus rouge que le rouge. Le sang coule comme s’il voulait devenir couleur dominante du film, absorbant le bleu du ciel et le vert de la terre. Le cadrage des champs de bataille — immense, lointain, presque documentaire — donne à l’ensemble cet “effet de réel” qui rend la tragédie encore plus glaçante.
La fin ? Sublime et tragique, . Un dernier souffle de beauté noire, une chute sans filet, un monde qui s’écroule dans un silence presque religieux.
Ran, c’est la Terre et le Feu. Le clan et la poussière. Le Shakespeare épique revisité par le dantesque Kurosawa. Une œuvre totale, immense, qui vous écrase autant qu’elle vous émerveille. Et même si on le regarde depuis son canapé… on sait très bien qu’on est face à un monument.
NOTE : 16.90
FICHE TECHNIQUE
Réalisation : Akira Kurosawa
Assistants réalisateurs : Ishirō Honda, Bernard Cohn et Takashi Koizumi
Scénario : Akira Kurosawa, Hideo Oguni, Masato Ide, d'après la tragédie Le Roi Lear de William Shakespeare
Production : Masato Hara, Serge Silberman et Hisao Kurosawa
Producteur exécutif : Katsumi Furukawa
Photographie : Asakazu Nakai, Takao Saitō et Masaharu Ueda
Son : Claude Villand, Fumio Yanoguchi et Shōtarō Yoshida
Montage : Akira Kurosawa
Direction artistique : Yoshiro Muraki et Shinobu Muraki
Costumes : Emi Wada
Musique : Tōru Takemitsu
Chef d'orchestre : Hiroyuki Iwaki
Sociétés de production : Greenwich Film Productions, Herald Ace et Nippon Herald Films
Sociétés de distribution : Tōhō (Japon), Acteurs auteurs associés (France)
Budget : 12 000 000 $
DISTRIBUTION
- Tatsuya Nakadai : Hidetora Ichimonji
- Akira Terao : Taro Takatora Ichimonji, le fils aîné de Hidetora
- Jinpachi Nezu (VF : Jean-Luc Kayser) : Jiro Masatora Ichimonji, le deuxième fils de Hidetora
- Daisuke Ryū : Saburo Naotora Ichimonji, le plus jeune fils de Hidetora
- Mieko Harada : Kaede, l'épouse de Taro
- Yoshiko Miyazaki : Sue, l'épouse de Jiro
- Hisashi Igawa (VF : Med Hondo) : Shuri Kurogane, le conseiller et commandant militaire de Jiro
- Shinnosuke « Peter » Ikehata (VF : Luq Hamet) : Kyoami, le « fou » de Hidetora
- Masayuki Yui (VF : Alain Dorval) : Tango Hirayama, le conseiller fidèle de Hidetora
- Kazuo Katō : Ikoma Kageyu, membre du clan Ichimonji
- Kenji Kodama : Samon Shirane
- Mansai Nomura (sous le nom de Takeshi Nomura) : Tsurumaru, le frère aveugle de Sue
- Takeshi Katō : Koyata Hatakeyama
- Jun Tazaki : Seiji Ayabe, un daimyo rival
- Hitoshi Ueki : Nobuhiro Fujimaki, un daimyo rival, beau-père de Saburo

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