Vu le film L’Ultime Razzia (The Killing) de Stanley Kubrick (1957) avec Sterling Hayden Coleen Gray Marie Windsor Vince Edwards Timothy Carey Ted de Corsia Jay C.Flippen Joe Sawyer
À l’issue d’un séjour de cinq ans derrière les barreaux, Johnny Clay met la touche finale au plan de braquage d’un hippodrome. Butin estimé : 2 millions de dollars. Largement de quoi modifier radicalement le cours de la vie de plusieurs personnes. Autour de lui, Clay rassemble non seulement des hommes qui connaissent bien les lieux pour y travailler, mais aussi un policier endetté, un tireur d’élite et un ancien catcheur apte à déclencher une bagarre au moment opportun. S’il ne laisse rien au hasard et semble avoir tout prévu dans les moindres détails, le braqueur oublie toutefois qu’un grain de sable suffit parfois à gripper les mécaniques les mieux huilées…
En 1956, Stanley Kubrick, à peine trentenaire, livre avec L’Ultime Razzia un modèle de polar nerveux, dense et d'une précision d'orfèvre. Le film s’inscrit dans la tradition du film noir américain tout en la dynamitant de l’intérieur, par une modernité à la fois narrative et formelle. Kubrick y impose déjà son obsession du contrôle, son goût pour la mécanique implacable, et sa fascination pour l’absurdité des destins. Car si les braqueurs du film ont tout prévu, anticipé chaque détail avec une rigueur presque militaire, c’est l’aléatoire, l’humain, l’invisible — un grain de sable, un chien qui passe — qui viendra tout faire exploser.
L’histoire paraît simple au premier abord : Johnny Clay (Sterling Hayden, impeccable de présence brutale et désabusée) sort de prison après cinq années de détention. Il veut faire un dernier coup, le grand, celui qui pourra tout changer. Avec une équipe d’hommes aux compétences complémentaires — un caissier endetté, un flic ripou, un tireur d’élite, un lutteur, un portier — il monte un plan pour voler la recette d’un champ de courses lors d’une journée à forte affluence. Chacun a un rôle précis, calculé à la seconde près. La narration éclatée montre la même scène sous différents angles, selon les protagonistes. Cette construction non linéaire, qui n’a rien d’un simple gimmick, donne au film une richesse vertigineuse : les pièces du puzzle se mettent en place, jusqu’à l’effondrement final.
Car ce qui frappe chez Kubrick, c’est à quel point la minutie des préparatifs se heurte à l'imprévisible. Là où d’autres films de casse jouent la carte de la réussite ou du suspense à court terme, The Killing distille un sentiment de fatalité. L’idée géniale : on sait dès le début que rien ne se passera comme prévu. Pas parce que le plan est bancal, au contraire — il est d'une élégance mathématique — mais parce que l’humain, ses failles, ses passions (la jalousie, la cupidité, la peur) vont gripper la machine.
Ainsi, le personnage de George (Elisha Cook Jr.), l’homme faible du groupe, se laisse manipuler par sa femme Sherry (Marie Windsor, formidable de cynisme venimeux), laquelle trahit tout le plan à son amant. Le stratagème parfait se dérègle non pas par une erreur stratégique, mais par la passion et le mensonge. Kubrick démontre que même le crime le plus pensé reste soumis aux lois du chaos.
Formellement, L’Ultime Razzia est un bijou de rigueur. La mise en scène, sèche et tendue, regorge de mouvements de caméra précis, d’angles de vue audacieux (le plan en plongée sur la salle des paris, les travellings dans les couloirs du champ de course), de jeux d’ombres hérités du film noir classique mais totalement réinvestis. Le montage (signé par Kubrick lui-même) est une leçon d’ellipse et de tension : chaque action est répétée, rejouée, décalée, jusqu’à créer un vertige. C’est de cette structure en spirale que naît la tension, plus que des fusillades ou de la violence.
Kubrick s’impose déjà comme un maître du temps : en éclatant la narration, en rendant simultanées des actions disjointes, il anticipe des procédés que l’on retrouvera bien plus tard chez Tarantino ou Nolan. Ce n’est pas pour rien que The Killing est souvent cité comme un film fondateur. Et pourtant, il reste d’une humilité de façade : petit budget, décor unique ou presque, durée ramassée (1h25), mais efficacité redoutable.
Les acteurs, tous impeccables, incarnent des figures immédiatement lisibles mais jamais caricaturales : le vétéran usé, l’homme sous emprise, le ripou désabusé, la femme fatale... tous sont portés par une direction d’acteurs sans fioritures. Sterling Hayden, avec son charisme massif, ancre le film dans une noirceur résignée. Mais ce sont les seconds rôles qui donnent au film son souffle : Cook Jr. dans l’un de ses plus grands rôles, Marie Windsor en vipère splendide, Timothy Carey, inquiétant et presque surréaliste dans sa folie froide.
Et puis, il y a cette fin, glaçante, ironique, presque burlesque, où le sort s’acharne une dernière fois sur le héros. Une valise pleine d’argent, un aéroport, une cage pour chien… et le vent. Kubrick signe ici l’une des plus cruelles et géniales conclusions de l’histoire du polar. Tout ça pour ça ? peut-on penser. Non : tout ça à cause de ça.
Avec L’Ultime Razzia, Kubrick transforme un « simple film de casse » en une parabole sur la condition humaine. Le crime devient métaphore de la vie : même les plans les plus parfaits sont voués à l’échec dès lors qu’ils impliquent des êtres humains. Il y a dans ce film quelque chose d’implacable, une logique glacée qui annonce les obsessions futures du cinéaste — la guerre comme engrenage dans Full Métal Jacket, la folie du pouvoir dans Dr. Strangelove, le chaos intérieur dans Shining.
Un film « cool », oui, dans son allure, son découpage, sa bande-son jazzy, ses gangsters pleins de morgue, mais surtout un chef-d’œuvre sec, limpide et tranchant comme une lame. Kubrick, dès ce troisième long-métrage, prouve qu’il est bien plus qu’un simple technicien : c’est déjà un visionnaire, un chirurgien du destin, un observateur lucide des forces qui nous dépassent. Rien que pour cela, The Killing reste une pierre angulaire du cinéma moderne.
NOTE : 16.10
FICHE TECHNIQUE
- Réalisation : Stanley Kubrick
- Assistants-réalisateur : Paul Feiner, Howard Joslin
- Scénario : Stanley Kubrick, d'après le roman Clean Break de Lionel White
- Dialogues : Jim Thompson
- Photographie : Lucien Ballard
- Cadreur : Dick Tower
- Montage : Betty Steinberg
- Musique : Gerald Fried
- Directeur artistique : Ruth Sobotka-Kubrick
- Décors : Harry Reif
- Costumes : Jack Masters, Beaumelle
- Son : Earl Snyder, Joseph Keener
- Producteurs : James B. Harris et Stanley Kubrick
- Producteur associé : Alexander Singer
- Directeur de production : Clarence Eurist
- Société de production : Harris-Kubrick Productions
- Sociétés de distribution : RKO Pictures, puis United Artists
- Pays de production :
États-Unis - Langue : anglais américain
- Budget : 320 000 $
- Sterling Hayden (VF : Claude Bertrand) : Johnny Clay
- Coleen Gray (VF : Josette Verdier) : Fay
- Elisha Cook Jr. (VF : Marc Cassot) : George Peatty
- Marie Windsor (VF : Claire Guibert) : Stella Peatty (Sherry en V.O.)
- Vince Edwards (VF : Roger Rudel) : Val Cannon
- Jay C. Flippen (VF : Jean Martinelli) : Marvin Unger
- Ted de Corsia (VF : André Valmy) : Randy Kennan (policier)
- Joe Sawyer (VF : Gérald Castrix) : Mike O'Reilly
- James Edwards (VF : Georges Aminel) : L'employé du parking
- Timothy Carey (VF : Jean Claudio) : Nikki Arane
- Joe Turkel : Tiny
- Jay Adler (VF : Robert Dalban) : Leo 'the Loanshark'
- Kola Kwariani : Maurice Oboukhoff
- Herbert Ellis : Le deuxième commis d'American Airlines
- Tito Vuolo : Joe Piano (gérant d'hôtel)
- Dorothy Adams : Mme Ruthie O'Reilly
- James Griffith : M. Grimes (superviseur aérien)
- Cecil Elliott : La dame avec petit chien
- Art Gilmore (VF : Jean-Claude Michel) : le narrateur
- Charles Cane : Un civil à l'aéroport
- Robert B. Williams : Un civil à l'aéroport

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