Vu le film Le Pont de la Rivière Kwai de David Lean (1957) d’après le roman de Pierre Boulle avec Alec Guiness William Holden Sessus Hayakawa James Donald Jack Hawkins Geoffrey Horne André Morel Peter Williams Henry Herbert Percy Okawa
1943. Un régiment britannique est emprisonné dans un camp japonais, dirigé par le colonel Saito. Devant le refus du colonel anglais Nicholson de forcer ses hommes à construire un pont, Saito lui fait endurer les pires sévices mais n'obtient aucun résultat. Nicholson finit par prendre la tête des opérations mais les Américains débarquent...
Dès ses premières images, Le Pont de la Rivière Kwaï s’impose comme un sommet du cinéma d’aventure, un de ces rares films où le souffle romanesque épouse une rigueur narrative et une puissance symbolique rarement égalées. David Lean, alors à un tournant de sa carrière, adapte ici le roman de Pierre Boulle (lui-même inspiré de faits réels) avec une virtuosité calme, presque britannique, mais une intensité de regard qui emporte tout.
Le cadre : la jungle thaïlandaise pendant la Seconde Guerre mondiale. Des prisonniers britanniques sont contraints de construire un pont stratégique pour les Japonais, au-dessus de la rivière Kwaï, ligne de la voie ferrée qui doit relier la Birmanie au Siam. On connaît le contexte historique : dans cette guerre du Pacifique, les Japonais exploitent les prisonniers alliés dans des conditions effroyables. Mais Lean, au lieu d’adopter une approche naturaliste ou strictement dénonciatrice, choisit une fable humaine, presque morale.
Car ici, ce ne sont pas des bons contre des méchants, mais des hommes en guerre avec eux-mêmes, leurs convictions, leur honneur. Le colonel Nicholson (Alec Guinness), incarnation du soldat britannique rigide, discipliné, presque aveuglé par sa propre idée du devoir, accepte de construire le pont… pour prouver la supériorité morale et technique de ses hommes. En face, le colonel Saito (Sessue Hayakawa, excellent), geôlier japonais complexe et humilié, voit peu à peu l’Anglais s’imposer comme chef de chantier — et même comme maître de la situation. Leur affrontement est l’un des plus passionnants du film : il dépasse la simple logique de domination pour glisser dans une rivalité d’égos, un bras de fer psychologique où chacun risque de se perdre.
Et puis il y a le contrepoint américain : le major Shears (William Holden), évadé du camp, hédoniste et pragmatique, qui incarne l’antithèse de Nicholson. C’est lui qu’on suit dans la seconde partie du film, lorsqu’il est contraint de revenir pour faire sauter le pont que l’autre s’acharne à construire. L’absurdité du conflit devient alors évidente : deux hommes du même camp vont indirectement s’opposer, l’un pour préserver une œuvre qui est sa fierté, l’autre pour saboter une réussite… qui sert l’ennemi.
Lean parvient à incarner cette tension avec une maîtrise visuelle époustouflante. Tourné dans une jungle réelle, avec une équipe nombreuse et un pont réellement construit (et détruit), le film évite pourtant la boursouflure. Chaque plan a sa nécessité, chaque séquence est porteuse de sens. Il y a peu de dialogues superflus, mais des silences pleins, des regards, des gestes qui disent l’humain en temps de guerre. Et que dire de la scène finale ? Cette explosion filmée comme une apocalypse morale, où la folie d’un homme conduit presque à faire échouer l’opération alliée. “Mon Dieu… qu’ai-je fait ?” murmure Nicholson dans un éclair de lucidité trop tardive : c’est peut-être la plus grande scène de tout le cinéma de guerre. Car elle ne montre pas l’héroïsme, mais l’aveuglement.
La marche du colonel Bogey, sifflée par les prisonniers, est aujourd’hui entrée dans la mémoire collective. Ce n’était pourtant qu’un air militaire anglais de 1914, repris ici sans paroles (celles qu’on chantait dans les casernes étaient notoirement obscènes, d'où leur absence dans le film). Mais ce motif musical joue un rôle dramatique : il scande la résistance passive des soldats britanniques face aux humiliations, tout en révélant, peu à peu, leur dérive dans l’ordre, la discipline… et la collaboration. Car Lean joue sur l’ambiguïté : ce que Nicholson croit être un geste de dignité devient une complicité inconsciente avec l’ennemi.
Bien sûr, historiquement, le film a été critiqué : il minimise la brutalité des camps japonais, présente un pont d’une ampleur presque fantasmatique, et transforme certains personnages. Mais peu importe. Ce n’est pas une œuvre de reconstitution — c’est une tragédie humaine à l’échelle d’un conflit mondial. À ce titre, l’œuvre ne cherche pas à tout dire, mais à viser juste.
La mise en scène est un modèle du genre : ample sans être tapageuse, classique sans raideur, avec un sens du découpage qui préfigure les grandes fresques de Lean à venir (Lawrence d’Arabie, Le Docteur Jivago). On note des plans séquences sobres, des travellings amples mais jamais décoratifs, et un usage splendide des paysages. Le montage joue sur les tensions croisées entre le camp et la jungle environnante, entre la construction du pont et l’opération de sabotage. Ce montage parallèle culmine dans une dernière demi-heure haletante.
Alec Guinness, oscarisé pour ce rôle, livre une performance saisissante. Il donne à son colonel une raideur d’acier, une humanité voilée, un entêtement pathologique. Peu à peu, on comprend que cet homme n’est pas noble ou brave, mais monomaniaque, prisonnier de son idéal. Et c’est cela que le film montre avec une clarté impressionnante : comment une conviction peut devenir folie. À ses côtés, William Holden, plus ironique, plus moderne dans son jeu, campe un personnage en réaction, lucide mais impuissant, parfait contrepoint. Sessue Hayakawa, enfin, confère à Saito une nervosité et une mélancolie qu’on n’attendait pas dans un rôle de "méchant".
Un mot enfin sur une scène souvent citée : celle où les prisonniers organisent un petit spectacle travesti pour tuer le temps. Hommage (ou clin d’œil) à la scène de La Grande Illusion de Renoir ? Sans doute. Mais la comparaison tourne à l’avantage du film français, plus subtil, plus chargé de sous-entendus. Ici, Lean reste plus pudique, plus allusif — l’humour ne l’intéresse pas autant que la mécanique dramatique.
Le Pont de la Rivière Kwaï est une œuvre d’une richesse immense, à la fois spectaculaire et intelligente, une superproduction qui ose la nuance, le paradoxe, le vertige moral. Un film où l’on apprend que le courage peut se travestir en folie, que l’ennemi peut être en nous, et que le véritable champ de bataille est parfois intérieur. Une œuvre essentielle.
Quand on est gosses, on ne cherche pas ce qui est vrai ou faux, bien ou mal — on regarde des hommes pris dans quelque chose qui les dépasse. Et c’est peut-être cela le génie de Lean : transformer l’Histoire en mythe sans jamais trahir l’humain.
NOTE : 17.90
FICHE TECHNIQUE
- Réalisation : David Lean
- Scénario : Carl Foreman et Michael Wilson (originellement non crédités), David Lean[ Norman Spencer et Calder Willingham[] (non crédités), d'après le roman du même nom de Pierre Boulle
- Musique : Malcolm Arnold
- Direction artistique : Donald M. Ashton
- Costumes : John Wilson-Apperson
- Photographie : Jack Hildyard
- Montage : Peter Taylor
- Production : Sam Spiegel
- Sociétés de production : Horizon Pictures
- Société de distribution : Columbia Pictures
- Budget : 2,8 millions de dollars
- William Holden (VF : Marc Cassot) : le commandant (commander) Shears
- Alec Guinness (VF : Gérard Férat) : le colonel Nicholson
- James Donald (VF : Jacques Beauchey) : le commandant (major) Clipton, médecin britannique du camp
- Jack Hawkins (VF : Claude Péran) : le commandant (major) Warden
- Geoffrey Horne : le lieutenant Joyce
- Sessue Hayakawa (VF : Serge Nadaud) : le colonel Saïto
- André Morell (VF : Pierre Morin) : le colonel Green
- Peter Williams (VF : Marc Valbel) : le capitaine Reeves
- John Boxer : le commandant (major) Hughes
- Percy Herbert (VF : Jean Clarieux) : le caporal Grogan
- Harold Goodwin : Baker
- Ann Sears (VF : Paule Emanuele) : l'infirmière
- Henry Okawa : le capitaine Kanematsu
- Keiichiro Katsumoto : le lieutenant Miura
- M. R. B. Chakrabandhu : Yai

Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire