Vu le film Le Grand Chantage de Alexander Mackendrick (1957) avec Burt Lancaster Tony Curtis Susan Harrison Martin Milner Jeff Donnel David White Barbara Nichols Lawrence Dobkin Sam Levene Emile Meyer Joe Frisco Jay Adler
J.J. Hunsecker est l'éditorialiste le plus influent de New York. Il a décidé d'empêcher sa sœur d'épouser un guitariste de jazz. Pour cela, il demande à Sidney Falco, attaché de presse minable et sans scrupules, de tout faire pour empêcher cette union. Ce dernier, aux abois, n'hésitera pas à se compromettre pour arriver à ses fins.
Le Grand Chantage est sans doute l'un des films noirs les plus acides jamais tournés. Dès les premiers plans, New York se dresse, spectrale, écrasée sous ses propres lumières. Les âmes qui y déambulent semblent être des fantômes corrompus avant même d'avoir eu la chance de vivre. Pas d'issue, pas de rédemption. Mackendrick, formé à l’école britannique de l'Ealing mais qui signe ici son chef-d'œuvre américain, insuffle une noirceur sèche, sans lyrisme ni complaisance.
Ce qui frappe, au-delà du scénario ciselé (coécrit par Clifford Odets et Ernest Lehman), c'est l'absence totale d’idéalisme. Hunsecker et Falco sont des monstres de cynisme, non parce qu'ils auraient un "grand dessein" diabolique, mais parce que leur petitesse est abyssale. Leur malveillance naît de l'orgueil, du ressentiment, du besoin de dominer ou simplement de survivre dans un monde où seul compte le pouvoir d'influence.
On pourrait attendre d’eux des crimes plus "spectaculaires", mais leur terrain est celui, glaçant, de l'humiliation intime, de la destruction à échelle humaine.
De ce point de vue, le film devient une parabole limpide : la presse, le verbe, l'image – ces armes censées informer ou divertir – sont détournées pour anéantir des vies, pour servir des egos blessés. Le pouvoir, même microscopique, se révèle une arme de destruction massive contre les "petits" qui n’ont d’autre tort que d’exister sans s'incliner.
La mise en scène resserrée, la photographie sublime de James Wong Howe, toute en contrastes d’encre, renforcent cette sensation d'étouffement moral. Chaque ruelle, chaque bureau est un piège. Le jazz nerveux d'Elmer Bernstein, ponctué de morceaux interprétés par le "Chico Hamilton Quintet", bat comme un cœur stressé, accentuant la frénésie et l’angoisse.
Lancaster, imposant comme un sphinx malade de pouvoir, et Curtis, d'une fébrilité presque douloureuse, livrent deux prestations inoubliables. Aucun des deux n'essaie de séduire le spectateur : ils exposent la laideur avec un courage presque rare pour l'époque, et c’est ce qui donne au film sa force, son goût métallique.
Le Grand Chantage devait être un véhicule "glamour" pour Tony Curtis, afin de casser son image de jeune premier. Mais le tournage fut tendu : Alexander Mackendrick, perfectionniste et intransigeant, voulait absolument noircir encore le scénario, aller contre les attentes du studio qui espérait un film plus "conventionnel". Lancaster, lui-même producteur via sa société Hecht-Hill-Lancaster, appuya Mackendrick… mais leur collaboration fut houleuse. Il paraît que Lancaster refusa de lui adresser la parole sur la fin du tournage, tant la vision du réalisateur était plus noire que ce qu’il avait imaginé. Le film fut un échec commercial à sa sortie – trop dur, trop pessimiste pour le public de 1957 – mais il est aujourd’hui considéré comme un sommet du cinéma américain classique.
NOTE : 14.10
FICHE TECHNIQUE
- Réalisation : Alexander Mackendrick
- Scénario : Clifford Odets et Ernest Lehman, d'après sa nouvelle Tell Me About it Tomorrow
- Photographie : James Wong Howe
- Montage : Alan Crosland Jr.
- Musique : Elmer Bernstein
- Décors : Edward Carrere
- Producteurs : Tony Curtis (producteur exécutif non-crédité), Harold Hecht, James Hill, Burt Lancaster
- Sociétés de production : Norma Productions, Curtleigh Productions, Hill-Hecht-Lancaster Productions
- Société de distribution : United Artists
- Burt Lancaster (VF : Claude Bertrand) : J.J. Hunsecker
- Tony Curtis (VF : Jean-Claude Michel) : Sidney Falco
- Susan Harrison : Susan Hunsecker
- Martin Milner (VF : Roger Rudel) : Steve Dallas
- Sam Levene (VF : Jean Violette) : Frank d'Angelo
- Barbara Nichols (VF : Claude Daltys) : Rita
- David White (VF : Serge Nadaud) : Otis Elwell
- Lawrence Dobkin (VF : René Arrieu) : Leo Bartha
- Jeff Donnell : Sally
- Joseph Leon : Robard
- Edith Atwater : Mary
- Queenie Smith (non créditée) : Mildred Tam

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