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mardi 8 avril 2025

13.10 - VU LE FILM LA CLEPSYDRE DE WOJCIEH HAS (1973)


 Vu le film La Clepsydre de Wojciech Has (1973) avec Jan Nowicki Irena Orska Tadeusz Kondrat  Gustaw Holoubek Halina Kowalska Ludwik Benoit Mieczysław Voit   

Joseph rend visite à son père soigné dans un étrange sanatorium dirigé par le docteur Gotard. Commence alors pour lui un voyage intérieur dans son passé. 

Film inclassable et profondément déroutant, La Clepsydre de Wojciech Has, prix du jury à Cannes en 1973, est de ces œuvres qui échappent aux catégories habituelles du cinéma. Adapté des écrits énigmatiques et métaphysiques de Bruno Schulz, notamment Le Sanatorium au croque-mort, le film propose une immersion totale dans un univers où le temps se dilate, les souvenirs se dissolvent, et la réalité se dérobe à chaque image. 

Le film raconte le voyage de Joseph, un homme qui se rend dans un sanatorium étrange pour voir son père malade. Mais à peine arrivé, les repères s’effondrent : le temps y est suspendu — littéralement — comme si une "clepsydre" (horloge à eau) avait été déréglée. Dans cet espace hors du monde, Joseph glisse progressivement dans un labyrinthe de souvenirs, de fantasmes et de visions troubles, revisitant son enfance, les figures de son passé, ses peurs enfouies et surtout son rapport complexe à son père. 

Wojciech Has ne raconte pas une histoire au sens classique. Il compose un poème visuel, un kaléidoscope de symboles et d’objets oubliés, une succession de tableaux mouvants où les décors — véritables personnages — envahissent l’écran. On passe d’un grenier aux allures de théâtre baroque à un train abandonné, d’un cimetière surréaliste à une rue juive d’Europe de l’Est figée dans un temps spectral. Le film regorge de motifs liés à la mémoire, à la mort, à l’identité juive, à la paternité, à l’histoire polonaise, et pourtant aucun n’est développé de manière explicite. Tout est suggéré, allusif, symbolique. 

Visuellement, c’est un choc : le travail sur les décors, les matières, les couleurs fanées, la lumière trouble, donne l’impression d’un rêve fiévreux ou d’une longue hypnose. Chaque plan semble peint à la main. Le chef opérateur Witold Sobociński (collaborateur de Wajda et Zulawski) y livre un travail hallucinant. Il faut noter que le film a été tourné en pleine période de censure communiste, et que Has a dû se battre pour préserver sa vision originale. Le résultat fut salué à Cannes mais largement incompris par une partie du public, y compris polonais. 

Car voilà le paradoxe : La Clepsydre est aussi fascinant qu’hermétique. Son scénario, volontairement abscons et non linéaire, plonge le spectateur dans un monde sans boussole. Il ne s’agit pas de comprendre, mais d’éprouver. Ce flou peut être frustrant : on s’accroche à quelques repères narratifs au début, puis on se laisse glisser dans un état presque second, où les émotions priment sur la logique. 

Cette étrangeté est d’autant plus frappante que l’œuvre de Bruno Schulz, écrivain polonais d’origine juive assassiné par les nazis en 1942, est elle-même difficilement traduisible. Proche de Kafka, mais plus lyrique, il a laissé des récits oniriques et symbolistes qui semblent faits pour résister à toute adaptation. Has, qui avait déjà filmé l’inclassable Manuscrit trouvé à Saragosse, était sans doute le seul cinéaste capable de tenter cette entreprise. 

On peut voir dans La Clepsydre une forme d’élégie mélancolique, une tentative de figer le souvenir d’un monde perdu — celui des shtetls, des pères artisans, des maisons encombrées, des petits miracles domestiques. C’est aussi, peut-être, une manière de ressusciter ce passé englouti par la Shoah sans jamais le nommer directement. 

Mais attention : ce film ne s’adresse pas à tous les spectateurs. Il demande un lâcher-prise total. Ceux qui attendent une narration claire et une résolution seront déroutés, voire repoussés. Ceux qui acceptent de se perdre pourront vivre une expérience unique, sensorielle, proche de la rêverie éveillée. 

Pour l’anecdote, le film fut restauré par les archives polonaises dans les années 2010, après des décennies d’oubli. Il est aujourd’hui considéré comme un chef-d’œuvre du cinéma d’Europe de l’Est, et une rare tentative de rendre visible la prose insaisissable de Schulz. 

La Clepsydre n’est pas un film à comprendre, c’est un film à traverser. Un tombeau baroque pour un monde effacé, une clepsydre renversée où les souvenirs s’écoulent à rebours — lentement, en silence, jusqu’à ne plus faire de différence entre la vie, le rêve et la mort. 

NOTE : 13.10

FICHE TECHNIQIE


DISTRIBUTION
Acteurs non crédités

 

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