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mardi 27 octobre 2015

CRITIQUE DE ERTAN OU LA DESTINEE de UMUT DAG par Critique Chonchon

"Ertan ou la destinée".
Ertan (Murathan Muslu), issu de la communauté turque en Autriche, vient de sortir de prison. Après 10 ans de détention, il souhaite tourner la page et commencer une nouvelle vie sans histoire. Si ses rapports avec sa mère (Elif Dag) restent simples et affectueux, il en est tout autrement avec son frère (Aydemir Gründuz) qui ne veut plus lui adresser la parole. Il n'a plus le doit non plus de parler à Sanja (Ines Wallner) son ancienne compagne.
Il trouve un petit boulot sur un chantier de rénovation d'une MJC et croise Mikail (Alechan Tagaev), un adolescent rêvant de gloire dans le Rap, vivant ses premiers émois amoureux avec Daria (Magdalena Paulus), séchant les cours, vivant de deal et de petits larcins avec ses potes, tous sous la coupe de Ylmaz (Mehmet Ali Salman) le gros trafiquant de drogue du quartier.
Ertan se revoit rapidement au même âge et décide de tout faire pour lui éviter le même destin que lui, devenant son protecteur, pour des raisons que l'on découvrira au fur et à mesure...
Je n'ignore pas que nous sommes presque sommés, cette semaine, par une vive pression médiatique qui fera le "box office" hebdomadaire, d'aller voir "Seul sur Mars" et "Mon Roi". J'irai probablement, mais avant, c'est l'excellence qui me guide.
J'ai vu "Papa" son moyen métrage sorti en 2011 et "Une seconde femme", son long métrage sorti en 2012 et voilà presque deux ans que j'attends "Ertan" de Umut Dag qui avait été très remarqué à la Berlinale 2014. Je sais que malgré son niveau d'excellence, il ne fera pas 20.000 entrées, mais ainsi ai-je toujours été, ainsi je suis, et ainsi je resterai : pas moutonnier pour un sou.
Un scénario très bien co-écrit avec Petra Ladinigg, une palette chromatique aussi froide est belle que celle de Pavel Lunguin pour son magnifique "Taxi Blues" (1990) que reprend avec intelligence Georg Geutebrück, une musique aussi troublante qu'émouvante composée par Iva Zabkar (qui a composé toutes les musiques des films de Umut Dag).
Ayant placé la très cinématographique thématique de la violence au coeur de "Ertan ou la destinée", le metteur en scène Umut Dağ a cherché avant tout à raconter ce que les médias ne montrent pas sur ce milieu afin de montrer qui sont réellement ces personnes décrites dans le film. Le film évoque également la brutalité inhérente aux milieux du rap et de la petite délinquance qui n'encouragent pas à se construire de manière saine. C'est de ce postulat qu'est né le scénario : "Le rap allemand ou anglais, très populaire dans ce milieu, soutient que la délinquance est le seul moyen d’échapper à sa condition sociale. J’écoute moi-même beaucoup de hip hop. C’est un des points de départ de mon histoire. J’ai autour de moi beaucoup de personnes qui ont quitté l’école sans diplôme, et qui, à vingt ans, ont abandonné tout espoir. Cela me sidère de voir ces gens capituler de la sorte pour s’accrocher à des valeurs qui ne les aideront pas à s’en sortir. Dans ce milieu, il faut faire de l’argent rapidement, ne compter que sur soi. Être redevable à quelqu’un, à l’école ou au travail, est totalement impensable. La violence finit par faire partie de la vie quotidienne."
Parmi les sujets abordés par le film, le rap, la violence dans certains quartiers, la réinsertion après la prison, la solitude, les maux de l'adolescence, il en est deux qui m'ont toujours passionnés, parce que redéfinissant les contours sociaux du monde dans lequel nous vivons désormais : la masculinité et la paternité.
Il faut donc évoquer ici la sidérante beauté et la fragilité qui émanent de l'acteur Murathan Muslu dans le rôle d'Ercan. Dans la lignée d'un Marlon Brando, auxquels on succédé notamment, chacun à sa façon, Olivier Gourmet, Javier Bardem, Viggo Mortensen, Reda Kateb, Tom Hardy, Matthias Schoenaerts, Vincent Rottiers (aucun venu des USA, forcément, où il faut soit être un condensé de testostérone soit avoir des allures de top-model pour accéder à ce type de rôle)... Murathan Muslu crève l'écran. Corps puissant qui envahit l'écran, présence qui ne s'encombre que de quelques notes de musique, érotique malgré lui, ceint d'une incontestable et troublante aura de sensibilité et de fragilité.
Le film oscille de façon bien pesée entre le polar et le drame social aux accents familiaux, un peu à la façon réussie du Jacques Audiard de "De battre mon coeur s'est arrêté" (2005). Umut Dag partage avec ses compatriotes Michael Haneke et Ulrich Seidl une fascination pour les destins asphyxiés dans des cadres obstrués, sans en avoir l'extrême raideur clinique. Il en résulte, selon moi, une mise en scène plus fluide, plus discrète, plus charnelle aussi. Ceci dit sans la moindre réserve sur le talent de Michael Haneke et Ulrich Seidl.
Tout le récit ploie, à la façon de la tragédie grecque, sous la pesanteur des destins familiaux, dans un monde d’hommes et de femmes humiliés, sinistre et (presque) sans espoir. J'ai pensé aussi au très beau "Le monde nous appartient" de Stephan Streker (2013).
L'excellent Murathan Muslu donne au rêve de paternité tardive d'Ertan des notes bouleversantes - sans qu'il soit question ni de rédemption ni de vengeance ! - qui m'ont pris au coeur. Quand le visage d'Etant retrouve enfin un peu de son incarnat, la tragédie grecque est incandescente.
=> Je ne serais par surpris par un remake étasunien de "Ertan ou la destinée", ou, pour le moins, de l'embauche de Murathan Muslu tant Hollywood peine à proposer de tels films et de tels acteurs.

Critique de Ertan ou la Destinée de Umut Dag par Critique Chonchon

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