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jeudi 8 octobre 2015

NI LE CIEL ET LA TERRE de CLEMENT COGITORE par Critique Chonchon

"Ni le ciel ni la terre".
Afghanistan 2014.
A l’approche du retrait des troupes, le capitaine Antarès Bonassieu (Jérémie Rénier) et sa section sont affectés à une mission de contrôle et de surveillance dans une vallée reculée du Wakhan, frontalière du Pakistan.
Cette petite section est composée, notamment, de son second Jean-Baptiste Frering (Marc Robert), et des jeunes William Denis (Kevin Azaïs), Jérémie Lernowski (Swann Arlaud), Patrick Mercier (Finnegan Oldfield), Étienne Baxer (Clément Bresson), Stéphane Boissel (Christophe Tek), et quelques autres encore.
Malgré la détermination d’Antarès Bonassieu et de ses hommes, le contrôle de ce secteur supposé calme va progressivement leur échapper.
Une nuit, des soldats et des Afghans se mettent à disparaître mystérieusement dans la vallée.
Chercher à élucider ce mystère, qui n'est pas du fait des Afghans, troublera fortement la section...
À seulement 32 ans Clément Cogitore nous propose un film (production franco-belge) qui ressemble fort peu à ce qui nous est proposé en France habituellement, qui sort réellement des sentiers battus, qui répond à des exigences cinématographiques très élevées, qui pose de pertinentes questions, qui se confronte à quelque chose d'irrationnel que, pour faire (trop) vite, on qualifie volontiers de "fantastique".
J'ai découvert ce jeune réalisateur il y a quelques années avec son court-métrage "Parmi nous", qui bien avant le tumulte actuel, s'intéressait aux "migrants". Je l'ai retrouvé dans ce que je considère comme un film culte réalisé par le génial Eugène Green (un maître !) "La Sapienza".
Il faut évoquer ici Thomas Bidegain dont il faut absolument retenir le nom, avec qui Clément Cogitore a écrit son scénario, et qui ne cesse de le citer, contrairement à d'autres... En effet, nous lui devons les scénarios et souvent les dialogues de : "Un Prophète", "De rouille et d'os", "À perdre la raison", "Vincent n'a pas d'écailles", "Saint Laurent", "La famille Bélier", "Dheepan"... Excusez du peu ! Et nous le retrouverons bientôt, puisque c'est lui qui a obtenu à Cannes la Caméra d'Or pour "Les Cowboys".
Le travail fait par le directeur de la photographie, Sylvain Verdet, est somptueux, la bande originale composée par Eric Bentz & François-Eudes Chanfrault est parmi ce qu'on peut entendre de mieux comme bande originale. Le réalisateur a choisi d'utiliser de la musique sacrée, presque médiévale. Notamment le "Chant des Sibylles" qui était interprété, dans la civilisation grecque, par les femmes lors de la séance de divination. Il a aussi intégré à son film de la musique électronique. Un mélange assez particulier, mais le réalisateur explique : "Je vois dans ces dispositifs-là la résurgence de rites très anciens."
L'intrigue se passe en Afghanistan, mais pour ne pas mettre en danger l'équipe du film, le réalisateur a choisi de tourner "Ni le ciel ni la terre" au Maroc, dans les montagnes de l'Atlas. Un décor quand même très ressemblant à l'Afghanistan. Vous dire que les paysages sont magnifiquement filmés est peu dire.
La distribution, derrière un Jérémie Rénier maîtrisant son art à la perfection, est très intéressante. Marc Robert est peu connu, parce que même s'il a beaucoup joué depuis 15 ans, ce fut souvent dans des films de moindre intérêt. Toutefois, il figurait dans le film que j'ai considéré comme l'un des meilleurs de l'an dernier, "Le monde nous appartient" de Stephan Streker, face à Vincent Rottiers, Ymanol Perset, Olivier Gourmet et Reda Kateb. Il est le contrepoint idéal au personnage de Jérémie Rénier qui est tout en colère rentrée, s'affirmant très terrier et même tellurique. Il faut le voir de dos, presque entré en transe en écoutant un sombre morceau de techno glaçante.
Kevin Azaïs a joué dans le magnifique "Vandal" (2013) de Hélier Citerne, dans "Les Combattants" (2014) de Thomas Cailley, dans "La Belle Saison" (2015) de Catherine Corsini. Dire qu'il a de l'avenir semble peu dire. Swann Arnaud, au visage si lunaire, presque angélique, a joué dans ce qui est presque un chef d'oeuvre, "Mikael Kohlhaas" (2013) de Arnaud des Pallières. Finnegan Oldfield a joué dans "Poupoupidou" (2011) de Gérald Heustache-Mathieu, dans "Geronimo" (2014) de Tony Gatlif, et nous le retrouverons dans "Les Cowboys" de Thomas Bigelain, "Réparer les vivants" de Katell Quillévéré, "Paris est une fête" de Bertrand Bonello. Tout ça non pas pour jouer à "Monsieur Cinéma", mais pour signifier que cette distribution compte une bonne part du renouveau des comédiens, qui s'annonce excellent.
Les personnes disparues... vaste sujet. Étrange calendrier que celui des sorties de films, puisqu'il est impossible ici, encore une fois, de ne pas évoquer celui qui est le maître absolu sur le sujet, Apichatpong Weerasethakul. Le projet est né dans une gare, devant une affiche de personnes disparues. Clément Cogitore, le réalisateur, a tout de suite pensé que ces personnes avaient en fait été assassinées ou qu'elles étaient parties refaire leur vie très loin. Pour lui, personne ne disparait vraiment. Clément Cogitore s'est quand même demandé ce qu'il se passerait si elles avaient disparu de la surface de la terre. Le réalisateur explique : "J’ai eu envie de faire une sorte de polar métaphysique pour parler de la disparition, traiter du deuil par l’irrationnel." Le réalisateur de "Tropical Malady", "Oncle Boonmee" et "Cemetery of Splendour" ne démentirait pas ces propos, jusque dans les transpositions animales (un tigre, un chimpanzé) qui sont ici des moutons.
Le film a commencé à être écrit en 2010. La forme de Ni le ciel ni la terre a été rapidement trouvée, mais il a quand même fallu deux ans pour aboutir aux questions de rythme, de dramaturgie et d'évolution des personnages. Pour le scénario, Clément Cogitore s'est documenté sur la guerre en Afghanistan, le travail de l'armée avec les populations locales, l'utilisation des armes et les technologies numériques. Il a aussi regardé des vidéos de soldats préparant leurs opérations et a eu des entretiens avec des militaires.
Montré cette année à la Semaine de la Critique, "Ni le ciel ni la terre" fait l’effet d’une véritable découverte. Pour son premier long-métrage, le jeune plasticien Clément Cogitore aborde la guerre en Afghanistan de façon très originale. Ce premier film, fascinant par sa manière de se concevoir à rebours des canons français en matière de coup d’essai d’auteur, exalte avec un magnétisme tendu combien s’impose la nécessité supérieure d’un récit.
Ambitieux, le film l’est. Les principes qui l’animent, en premier lieu la volonté qui le porte de ne livrer aucune explication, le placent sur une corde raide, dont il a grand mérite à ne pas dégringoler. C'est de l'art.
"Ni le ciel ni la terre" laissera sur leur faim les spectateurs peu ou prou cartésiens, ceux qui oublie que la France est un pays éminemment pascalien, toujours en proie au doute (un doute qui s'éclaircira peut-être dans une Sourate du Coran). Il envoûte par son atmosphère austère, intense et énigmatique. Bardés d’armes et de certitudes, les militaires vacillent, campés par des acteurs talentueux, derrière un Jérémie Rénier, une fois encore, magistral.
C'est merveilleux et mystique, et ça parvient à nous questionner sur les limites du voir, de l'impossible parfois du voir, et du cinéma.
=> Encore une oeuvre presque impossible à conseiller, tant le public majoritaire aime les films, mais pas le cinéma ! Pourtant, "Ni le ciel ni la terre" est fascinant, envoûtant.

Critique de Ni le ciel et la terre de Clément Cogitore par Critique Chonchon

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