Vu le film L’Ombre et la Proie de Stephen Hopkins (1996) avec Val Kilmer Michael Douglas John Kanu Tom Wilkinson Emily Mortimer Bernard Hill Henry Cele Justin Gilford Alex Ferns Om Puri
En 1896, le lieutenant-colonel John Patterson, fringant et brillant ingénieur, part en Afrique pour une mission aussi exaltante que délicate : superviser la construction d'une ligne ferroviaire reliant
Mombassa au lac Victoria. Sur le chantier, Patterson se fait tout de suite respecter de ses hommes en tuant d'une seule balle un lion en maraude. Mais, quelques jours plus tard, un ouvrier est attaqué et déchiqueté par un autre félin. C'est le début d'une hécatombe.
Sous son titre énigmatique, L’Ombre et la Proie dissimule un film bien plus sauvage, viscéral et primitif que ce qu’annonce son duo d’affiche (Michael Douglas et Val Kilmer). En adaptant une histoire vraie survenue en 1898 – les meurtres en série perpétrés par deux lions dans la région de Tsavo, au Kenya, alors colonie britannique – Stephen Hopkins signe un film d’aventure brutal où la nature reprend violemment ses droits. L’ombre, c’est la terreur invisible qui rôde, silencieuse, le mal tapi au cœur de l’Afrique. La proie, ce n’est pas qu’un homme… c’est toute la prétention humaine à dominer un territoire qu’il ne comprend pas.
Le récit suit John Patterson (Val Kilmer), ingénieur envoyé pour construire un pont ferroviaire sur la rivière Tsavo. Il s’agit d’un chantier colonial, où l’impérialisme britannique entend relier l’Afrique d’est en ouest, quitte à piétiner les coutumes et la faune locale. Mais très vite, les ouvriers disparaissent, déchiquetés dans leur sommeil. Les lions de Tsavo ne tuent pas pour se nourrir : ils tuent par plaisir, ou par vengeance. Loin des monstres de série B, ce sont des bêtes mythiques, évoquées par les populations locales comme des esprits maléfiques, des démons nés de la savane. Hopkins nous montre des attaques fulgurantes, d’une violence sèche et presque insoutenable. Ici, les proies ne sont pas triées : hommes, femmes, enfants, chefs ou anonymes, tous tombent sous les crocs.
À la faveur d’une mise en scène rythmée et immersive, le film plonge dans une terreur purement organique. Une scène de cauchemar marque durablement : Patterson rêve que les lions s’en prennent à sa femme et son enfant venus le rejoindre au campement. La peur n’est plus seulement physique, elle est intime, psychique, atavique. Ce rêve devient un pivot du récit : la jungle ne respecte rien, ni la famille, ni la hiérarchie. Elle broie.
Le film se transforme alors en duel métaphysique. Patterson, aidé du chasseur Remington (Michael Douglas, dans un rôle plus décoratif qu’essentiel), va tenter de reprendre le dessus, non par la force, mais par la ténacité. Douglas incarne un baroudeur flambeur et fantasque, introduit tardivement, et dont la théâtralité tranche avec la sobriété tourmentée de Kilmer. Ce dernier impressionne par une retenue douloureuse : son personnage subit plus qu’il ne domine, mais c’est cette fragilité, cette lutte intérieure qui donne à L’Ombre et la Proie sa densité.
Le vrai protagoniste n’est ni Patterson ni Remington, mais bien la nature elle-même. Et non pas une nature de carte postale : une nature vaste, sublime, mais cruelle et indomptable. Les paysages d’Afrique du Sud, magnifiés par la photographie d’Andrzej Bartkowiak, deviennent un personnage à part entière, autant fascinants que menaçants. Ils captivent l’œil et écrasent les hommes dans leur petitesse.
Hopkins ne livre pas ici un film d’action au sens classique, mais une œuvre quasi mythologique. Le lion y devient figure du chaos, avatar d’un monde que les Occidentaux croient pouvoir cartographier et asservir. Il ne s’agit pas d’un simple animal sauvage, mais d’un symbole : l’ombre de la colonisation, la proie de la vanité humaine.
Si la structure narrative reste classique, avec ses pics de tension, ses faux espoirs et son affrontement final, le ton est étonnamment grave. La musique de Jerry Goldsmith, d’ailleurs, renforce cette dimension mystique, tissant une atmosphère entre angoisse religieuse et beauté rituelle. Certaines séquences évoquent presque un film d’horreur, et pas seulement parce que la bête surgit dans le noir : parce qu’elle semble portée par une malédiction, une force que rien ne peut arrêter.
En conclusion, L’Ombre et la Proie est un film sous-estimé, bien plus audacieux que son apparence de thriller animalier ne le laisse croire. Il interroge la place de l’homme face au monde sauvage, la vanité de ses certitudes, et son incapacité à comprendre ce qu’il ne peut dominer. Kilmer y trouve l’un de ses meilleurs rôles, en anti-héros vulnérable. Douglas fait le spectacle, mais c’est bien la nature, filmée dans toute son amplitude, qui domine le récit.
Un film rugissant, à redécouvrir.
NOTE : 13.10
FICHE TECHNIQUE
- Réalisation : Stephen Hopkins
- Scénario : William Goldman
- Photographie : Vilmos Zsigmond
- Costumes : Ellen Mirojnick
- Musique : Jerry Goldsmith
- Dresseur de lions : Thierry Le Portier
- Production : Grant Hill, Michael Douglas et Paul Radin
- Sociétés de production : Paramount Pictures, Constellation Films et Douglas/Reuther Productions
- Société de distribution : Paramount Pictures
- Budget : 55 000 000 $[
- Val Kilmer (VF : Emmanuel Jacomy) : le colonel John Henry Patterson
- Michael Douglas (VF : Patrick Floersheim) : Charles Remington
- John Kani (VF : Daniel Kamwa) : Samuel
- Brian McCardie (en) (VF : Laurent Morteau) : Angus Starling
- Bernard Hill (VF : Michel Castelain) : Dr David Hawthorne
- Tom Wilkinson (VF : Georges Berthomieu) : Robert Beaumont
- Emily Mortimer (VF : Kaline Carr) : Helena Patterson
- Om Puri (VF : Saïd Amadis) : Abdullah
- Henry Cele (VF : Richard Darbois) : Mahina

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