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mardi 10 novembre 2015

CRITIQUE "LE FILS DE SAUL" DE LASZLO NEMES par Critique Chonchon

Le fils de Saul.
Saul Ausländer (patronyme allemand qui signifie "étranger") (incarné par Géza Röhring) est hongrois, et en ce mois d'octobre 1944, il appartient au Sonderkommando du camp d'Auschwitz-Birkenau. Les membres du Sonderkommando étaient juifs, chargés de faire se déshabiller les nouveaux arrivants au camp, de les conduire dans les chambres à gaz, puis d'extraire leurs cadavres et de les brûler, puis de tout nettoyer en vue du prochain "arrivage". Saul est là depuis pr!s de quatre mois, il sait que son sursis et sur le point de prendre fin, qu'il ne tardera pas à être exécuté lui aussi : nul ne doit se trouver en situation de révéler la réalité de la situation finale ; les Sonderkommando que les nazis désignent sous le nom de "porteurs du secret" sont condamnés.
Saul est obsédé. Obsédé par cet enfant qui au sortir de la chambre à gaz respirait encore et qu'un Allemand, médecin ou officier, peut-être les deux, a étouffé de ses mains. Cet enfant, Saul l'affirme, était son fils. Saul ne veut pas qu'il soit brûlé, il entend l'ensevelir, et tient à ce que la prière des morts soit dite pour lui, raison pour laquelle lui faut trouver un rabbin. Absurde ? Mais pour un homme immergé dans l'horreur, qui sait sa fin proche, tout est absurde. La quête dans laquelle Saul se lance réduit encore son champ de vision...
En premier lieu, puisque c'est ce qui semble devoir prévaloir depuis la sortie de "Shoah" de Claude Lanzmann (une commande du gouvernement israélien tourné entre 1976 et 1981) sorti en 1985, il conviendrait de se demander ce qui est "représentable", "montrable", et ce qui ne l'est pas. (Notez qu'en France "Shoah" dure 10 heures, tandis que la version des USA est amputée de deux heures). "Shoah" serait donc implacablement "définitif". Le réalisateur Laslo Nemes répond.
En second lieu, même si nombre de spectateurs s'en fichent complètement, il me faut ici beaucoup insister sur les aspects techniques du films, qui précisément aident Laslo Nemes à répondre de façon cinématographique. Saul est "déjà mort", et le réalisateur fait le choix d'une image "quasi subjective", comme placée juste derrière lui, le suivant comme on suivrait un fantôme. Je salue alors la co-scénariste Clara Royer, le co-dialoguiste Mendy Cahan (on entend du hongrois, de l'allemand, du yiddish, du magyar, du français...), le directeur de la photographie Matyas Erdely, l'ingénieur du son Tamas Zanyi, le compositeur Laszlo Melis... Leur travail est admirable en tous points.
Ce que Saul a cessé de voir, le film ne le montre pas, ou bien par bribes, comme par allusion. "Le fils de Saul" est filmé avec un objectif de 40 mm qui restitue la vision moyenne d'un être humain. Ce sur quoi se focalise Saul est net, tout le reste est flou. L'effet produit est celui d'un étouffement. L'horreur n'est pas "montrée", mais elle est "ressentie". Le spectateur se trouve comme au coeur de l'enfer, sans possibilité d'y échapper autrement qu'en détournant le regard. Au plus près de Saul, qui au premier plan du film apparaît dans un paysage champêtre, flou jusqu'à ce qu'il se trouve près de la caméra. Donc en empathie avec lui, mais sans complaisance à son égard.
Une scène est fondamentale dans le film : Saul participe à une prise de photos, entreprise qui, si elle avait été découverte, aurait signifié pour ses auteurs une mort immédiate. Une manière pour Laslo Nemes et Clara Boyer de poser "de l'intérieur" la question de l'image, au coeur de la "représentation de la Shoah. Une manière aussi de marquer les limites du cinéma de fiction? Qu'ils en aient à ce point conscience et qu'ils l'aient gardé à l'esprit, c'est la clef de leur réussite.
À l'origine, "Le fils de Saul" devait être un film français. Lasso Bemes a fait ses études en France, Clara Royer vit à Budapest mais enseigne à la Sorbonne. Oui mais en France, sur la Shoah, demeure le poids de ce qu'en pensera et dira Claude Lanzmann. La France, ce pays ou chaque année 200 productions trouvent un financement, n'a pas voulu (ou "n'a pas pu vouloir") du "Fils de Saul". Alors le cinéaste est reparti pour la Hongrie, où il a pu réunir les financement nécessaire à cette production à laquelle il a travaillé cinq ans.
Stanley Kubrick soi-même renonça à son film sur l'Holocauste, un film sur le sujet, selon lui, devant montrer comment six millions de Juifs ont été massacrés. Nous ont donc été proposés "La liste de Schindler" de Steven Spielberg (1993) qui montre comment 600 Juifs ont été sauvés, et "La vie est belle" de Roberto Benigni (1998) qui entre autres sottises établissait qu'avec un peu d'astuce et d'humour, il était possible aux déportés d'échapper à la mort, et même à un enfant de s'en tirer : il suffisait pour y croire de geindre d'ignorer que la plupart des enfants étaient massacrés dès leur entrée au camp. Je ne veux pas incriminer plus qu'il ne convient ces deux films - que je n'aime pas - pour la raison suivante : le poids trop lourd de "Shoah" de Claude Lanzmann, qui décréta (peut-être malgré lui) que le cinéma de fiction faisait l'objet d'une interdiction définitive pour évoquer l'Holocauste.
Chacun reste libre de son choix, et vous "apprécierez", ou pas, "Le fils de Saul", mais il sera désormais difficile de nier que Laszlo Nemes (38 ans !) et Clara Boyer ont prouvé que toute fiction n'était pas impossible. À ce titre, et dépassant le cadre strict du film, ils ont oeuvré pour l'art cinématographique.
D'évidence, Laszlo Nemes est pétri d'une grande culture, et cet ancien assistant de Bela Tarr a étudié Tarkovsky, Sokourov, Van Sant, Malick, les frères Dardenne... pour construire son oeuvre et nous la proposer.
Il y a le dos, les épaules et le visage de Saul. Ce dernier est incarné (et désincarné) par Géza Röhring (né en 1967). Ce choix n'est pas anodin, et loin s'en faut. Il fut abandonné par sa mère, placé dans un orphelinat, adopté. Adolescent, il joue dans un groupe punk-rock hongrois underground "Hucklberry" qui n'est pas avare de critiques sur le régime politique qui prévaut en Hongrie. Bouleversé par un voyage scolaire en Pologne sur les lieux de l'Holocauste, il écrit deux recueils de poèmes sur la Shoah, "Livre d'incinération" (1995) et "Captivité" (1997). Depuis 2000, il vit à New York, pratiquant sa foi juive en devenant à Brooklyn un juif hassidique, insistant sur une communion joyeuse avec Dieu, notamment par le chant et la danse. Je vous laisse, si vous l'ignorez, découvrir qui sont les Hassidim et leur foi. Je pense que cette foi est un peu au fond des yeuxde Géza Röhring.
Comme j'ai été long ! Mais un mot encore pour saluer les autres comédiens : Levente Molnar dans le rôle d'Abraham, Urs Rechn dans le rôle de Todd Vharmont, Jerzy Walczak dans le rôle du Rabbin, Sandor Zsoter dans le rôle du docteur, Uwe Lauer dans le rôle du SS Voss, Christian Harting dans le rôle du SS Busch, etc...
Je salue sans réserve "Le fils de Saul" et les moyens cinématographiques qui ont été déployés par Laszlo Nemes et Clara Royer, pour nous montrer sans nous montrer, cette horreur et ces massacres. Je sais que d'un point de vue technique nous ne sommes pas devant "Crosswind - La croisée des vents" de l'Estonien Martti Helde sorti en mars 2015, mais sans les connaître, je suis presque ébloui par le "pari" qu'ils ont relevé, repoussant enfin une des limites qui avait été imposée à la fiction, et qui devrait être d'une grande portée.
Laszlo Nemes et Clara Boyer ont essayé de repenser ce qui était, en quelque sorte, pour de très nombreuses raisons - dont certaines très bonnes - ce qui demeurait comme un "impensé".
"Le fils de Saul" n'est pas un film de divertissement, n'est pas un film de diversion. C'est du cinéma, du cinéma non amputé.

Critique du film Le fils de Saul par Critique Chonchon

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