Vu le Film Le Journal d’une Femme de Chambre de Luis Bunuel (1946) avec Jeanne Moreau Michel Piccoli Jean Claude Carrière Daniel Ivernel Françoise Lugagne Georges Geret Gilberte Géniat Bernard Musson
À la fin des années 1920, Célestine, une femme de chambre de 32 ans, arrive de Paris pour entrer au service d'une famille de notables résidant au Prieuré, leur vaste domaine provincial. La maîtresse de maison, hautaine et dédaigneuse avec sa domesticité, est une puritaine frigide, maniaque du rangement et obsédée par la propreté. Célestine doit affronter les avances du mari sexuellement frustré, et elle fait face avec toute la sérénité possible au fétichisme étrange du patriarche, un ancien cordonnier qui lui demande fréquemment de porter des bottines qu'il tient jalousement enfermées dans un placard.
En abordant Le Journal d’une femme de chambre de Luis Buñuel, je m’attendais naïvement à un film sulfureux au sens charnel, presque sexy, version Buñuel période française. Que nenni. Le film est sulfureux autrement, bien plus dérangeant : par son contexte, par son regard, par la violence morale qu’il inflige à cette bourgeoisie parisienne exportée en province, qui se donne des airs respectables tout en commettant les pires horreurs derrière les murs épais de ses demeures cossues. Buñuel ne filme pas le désir, il filme la pourriture qui le nourrit.
Au cœur de cette maison malsaine arrive Célestine, incarnée par une Jeanne Moreau impériale. Elle est jeune, belle, observatrice, et va très vite comprendre que cette demeure est un panier de crabes où aucune huître ne restera fermée, mais où aucune perle n’émergera jamais. Ici, le désir n’élève rien, il salit tout. Les hommes tournent autour d’elle comme des mouches, chacun avec sa perversion bien rangée sous le costume ou l’uniforme.
Michel Piccoli, en maître de maison, est glaçant. Obsédé sexuel poli, distingué, presque courtois, il incarne cette bourgeoisie qui croit que tout s’achète, y compris les corps et les silences. À ses côtés, le palefrenier joué par Georges Géret, militant d’extrême droite, représente une autre forme de brutalité : idéologique, violente, haineuse, mais tout aussi lubrique. Et comme si cela ne suffisait pas, le père de Madame Monteil, interprété par Jean Ozenne, ajoute une couche supplémentaire d’abjection avec son fétichisme grotesque, filmé sans complaisance mais sans caricature.
Le regard de la matriarche, Madame Monteil, jouée par Françoise Lugagne, achève le tableau. Elle n’a rien à envier aux hommes en matière de cynisme et de cruauté sociale. Chez Buñuel, les femmes ne sont pas forcément des victimes angéliques, et cette figure maternelle participe pleinement au marasme moral ambiant. Personne n’est innocent dans cette maison, et surtout pas ceux qui prétendent l’être.
Lorsque le viol et l’assassinat d’une jeune fille viennent fissurer la façade déjà lézardée, le film bascule presque dans le polar moral. Qui est le coupable ? Buñuel ne se presse pas pour répondre. Célestine, loin d’être une ingénue, va jouer un jeu dangereux, manipulateur, ambigu, utilisant le désir qu’elle suscite comme une arme. Jeanne Moreau est alors fascinante, ambiguë jusqu’au bout, à la fois actrice et spectatrice de la décomposition qui l’entoure.
La mise en scène est sèche, précise, sans fioritures. Buñuel cadre comme un entomologiste, observant cette bourgeoisie comme un insecte coincé sous une loupe. Le scénario avance sans jamais chercher à séduire le spectateur, mais à l’inclure dans ce malaise permanent. Et puis il y a les acteurs, tous d’un niveau qui semble aujourd’hui appartenir à une autre époque : ils osent, ils prennent des risques, ils acceptent d’être laids moralement, dérangeants, répugnants parfois.
Le Journal d’une femme de chambre n’est pas un film confortable, encore moins un film sexy. C’est un film vénéneux, politique, corrosif, qui attaque de front une classe sociale et ses hypocrisies. Un Buñuel français, cruel et lucide, porté par une Jeanne Moreau au sommet de son art. Un film où rien ne brille, où personne ne s’élève, mais où tout se révèle. Et c’est précisément pour cela qu’il est grand.
NOTE : 12.40
FICHE TECHNIQUE
- Réalisation : Luis Buñuel, assisté par Juan Luis Buñuel et Pierre Lary
- Scénario : Luis Buñuel et Jean-Claude Carrière d'après le roman éponyme d'Octave Mirbeau (Éditions Fasquelle)
- Dialogues : Luis Buñuel, Jean-Claude Carrière
- Directeur de la photographie : Roger Fellous
- Cadreur : Adolphe Charlet, assisté de René Schneider et Agathe Beaumont
- Décors : Georges Wakhevitch, assisté de René Calviera
- Costumes : Georges Wakhevitch, Jacqueline Moreau
- Son : Antoine Petitjean, assisté de Robert Cambourakis
- Scripte : Suzanne Durrenberger
- Montage : Louisette Hautecoeur, assistée d'Arlette Lalande
- Producteurs : Serge Silberman, Michel Safra,
- Directeur de production : Henri Baum
- Administrateur de production : Robert Demollière
- Sociétés de production : Ciné-Alliance (France), Filmsonor (France), Spéva Films (France), Dear Film Produzione (Italie)
- Sociétés de distribution : Cocinor (France), Carlotta Films (France), Art Cinefeel (France), Universal Pictures (étranger)
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