Vu le film La Grande Bouffe de Marco Ferrari (1973) avec Ugo Tognazzi Marcello Mastroianni Philippe Noiret Michel Piccoli Andréa Ferréol Monique Chaumette Florence Giorgetti Bernard Menez Louis Navarre et Maurice Dorléac
Quatre hommes, au beau milieu de l'hiver, fatigués de leurs vies ennuyeuses et de leurs désirs inassouvis, décident de s'enfermer dans une villa pour ce qu'ils appellent un « séminaire gastronomique » pour en fait se livrer à un suicide collectif en mangeant jusqu'à ce que mort s'ensuive. Les quatre acteurs principaux ont gardé leurs véritables prénoms pour interpréter leur personnage
La Grande Bouffe, c’est un film à part. Un film dérangeant, certes, mais pas uniquement pour ses scènes de banquets orgasmiques et de débauche alimentaire. Derrière son apparente provocation se cache une critique féroce de la société de consommation. Quand on pense à ceux qui, dans la vraie vie, ont peu à manger, cette orgie culinaire pourrait être vue comme obscène. Et pourtant, curieusement, cela ne m’a pas tant dérangé. Les plats sont concoctés avec un certain amour, une vraie sensualité culinaire — et pour l’anecdote, ils venaient de chez Fauchon. Rien que ça. C’est donc une cuisine noble, faite avec soin, mais détournée pour nourrir une autodestruction absurde.
Ces hommes, qu’on suit sans vraiment comprendre les raisons profondes de leur projet morbide, semblent au départ vouloir faire une "bouffe entre potes", avant que le tout ne bascule en un suicide collectif par excès. Leur dérive m’a davantage inspiré de la pitié que de l’indignation. Et la scène où Michel (Michel Piccoli) s’effondre sur le corps sans vie de Marcello (Marcello Mastroianni) dans cette voiture glacée, telle une crème glacée justement, est bouleversante. On y sent tout l’attachement, l’amitié même, entre ces personnages. Et c’est ce qui rend leur geste encore plus incompréhensible : comment des hommes liés par tant de complicité peuvent-ils décider de se laisser mourir ainsi, dans l’excès absolu ?
Chacun aura son interprétation, bien sûr. Moi, j’y vois, comme l’ont fait Buñuel ou Chabrol, un pamphlet violent contre la bourgeoisie. Ferreri s’inscrit dans cette veine où les banquets sont des métaphores du pouvoir, du gaspillage et de l’absurde. Là où, dans les grandes réceptions de la grande bourgeoisie, la majorité des plats finissent à la poubelle, La Grande Bouffe pousse cette logique jusqu’au bout : ici, tout est mangé, digéré... et régurgité. Littéralement.
Il faut aussi parler de l’expérience sensorielle du film : presque un odorama par moments, tant on imagine les odeurs qui flottent autour de la table. Et un surround sound assez inédit, avec les pets et les rots qui ponctuent les scènes. C’est grotesque, crade, mais assumé. On n’est pas loin de l’esprit des Nouveaux Monstres, cette série de films à sketches italiens grinçants où Ferreri (qui n’y participe pas directement, mais dont l’esprit est très proche) mettait des claques à la bienséance bourgeoise.
Mais ce qui me dérange profondément, c’est la vision de la femme dans le film. Comme chez d'autres réalisateurs de cette époque, la femme est trop souvent réduite à un objet de désir, de consommation. Dans La Grande Bouffe, Andrea Ferréol incarne la seule figure féminine présente durablement — et elle en prend pour son grade. Elle devient littéralement la “dernière gourmandise”, offerte aux appétits de ces hommes au bord du gouffre. C’est humiliant, presque cruel. Ferreri ne fait pas dans la dentelle et semble oublier toute forme de respect pour le corps féminin. C’est du “cul, du cul et encore du cul”, mais sans l’esthétique ni la tendresse.
Malgré tout, si l’on met de côté le fond (chacun y verra ce qu’il veut), je retiens surtout les prestations touchantes de ces cinq comédiens. Les quatre hommes — Piccoli, Mastroianni, Noiret, Tognazzi — sont bouleversants dans leurs rôles. Et Andrea Ferréol, malgré l’humiliation, incarne avec courage une forme de douceur et de générosité. Ensemble, ils forment une bande de copains à l’écran, confrontés à des rôles extrêmes, difficiles, mais qu’ils incarnent avec une justesse incroyable. On ne voit plus les acteurs, on ne voit plus que les personnages : Marcello, Michel, Philippe et Ugo.
Petite anecdote en passant : on retrouve Francis Blanche au générique, co-auteur de certains dialogues. Et le film a été tourné dans une villa à Paris, dans le 16e arrondissement. L’idée d’aller y faire un tour m’effleure, afin de voir l’endroit où s’est jouée cette comédie tragique, ce ballet morbide autour de la bouffe.
La Grande Bouffe, c’est un film provocateur, malaisant, mais essentiel. Ferreri y fait plus que critiquer la société de consommation : il lui enfonce un doigt dans l’œil. Il ridiculise ceux qui l’ont moqué, à commencer par les critiques du Festival de Cannes 1973, qui ont hurlé au scandale. Et pourtant, malgré ses outrances, La Grande Bouffe nous parle de nous, de nos excès, de notre vide intérieur... et de cette faim insatiable qui n’a rien à voir avec l’estomac.
NOTE : 11.30
FICHE TECHNIQUE
Réalisation : Marco Ferreri, assisté de Rémy Duchemin Scénario : Marco Ferreri, Rafael Azcona, Francis Blanche Dialogues : Francis Blanche Musique : Philippe Sarde Photographie : Mario Vulpiani Son : Jean-Pierre Ruh Montage : Claudine Merlin, Gina Pignier et Amedeo Salfa Décors : Michel de Broin Costumes : Gitt Magrini Production : Vincent Malle, Alain Coiffier et Jean-Pierre Rassam, Edmondo Amati (it) pour Mara Films (Paris), Capitolina Produzioni Cinematografiche (Rome) pour Films 66 Directeur de production : Alain Coiffier
DISTRIBUTION
- Marcello Mastroianni : Marcello
- Philippe Noiret : Philippe
- Michel Piccoli : Michel
- Ugo Tognazzi : Ugo
- Andréa Ferréol : Andréa
- Monique Chaumette : Madeleine
- Florence Giorgetti : Anne
- Solange Blondeau : Danielle
- Michèle Alexandre : Nicole
- Cordelia Piccoli : Barbara
- Henri Piccoli : Hector
- Bernard Ménez : Pierre
- Louis Navarre : Braguti
- Rita Scherrer : Anulka
- Maurice Dorléac : Acteur
- Jérôme Richard : Acteur
- Eva Simonet : la secrétaire
- James Campbell : Zack
- Gérard Boucaron : le chauffeur
- Simon Tchao : le délégué de l'Ambassade de Chine
- Patricia Milochevitch : Mini
- Giuseppe Maffioli (it) : le chef cuisinier
- Mario Vulpiani : un copilote
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