Pages

mardi 7 avril 2015

L'HISTOIRE D'UN FILM : LA NUIT DU CHASSEUR DE CHARLES LAUGHTON

Le film - forcément maudit car incompris à sa sortie - est adapté d'un best-seller de David Grubb, dont voici les premières lignes: "C'est l'histoire de deux enfants, de tous les enfants, en des temps sombres de faim et de dépression dans notre pays. Ils habitaient avec leurs parents une maison en bord de rivière nichée dans les bras verdoyants de la vallée de l'Ohio. [...] Ben (le père) était un homme bon dans une époque où régnaient le mal et la faim. Un jour, il amena un pistolet à la banque où il retirait sa paie et tua deux hommes." 
Le cadre est installé d'emblée. La tragédie vient contaminer le pittoresque et perturber un monde sous cloche. Ici, une Amérique rurale idéalisée avec sa maison près de la rivière mais touchée de plein fouet par la crise de 1929. La figure du malin ne va pas tarder à venir poser son ombre sur les draps blancs de ce décor immaculé. Juste avant d'être attrapé par la police, le père confie à ses deux enfants son butin - 10 000 dollars en billets verts -, qu'ils cachent dans une poupée. En prison, où il attend d'être pendu, Ben partage sa cellule avec Harry Powell, un faux révérend qui flaire la bonne affaire (Robert Mitchum).  


L'homme à la soutane, spécialisé dans le meurtre des veuves éplorées, retrouve la trace de deux bambins et de leur mère Willa (Shelley Winters), bientôt transie d'amour. Au village, la figure de ce prêcheur qui exhibe sur ses phalanges les mots "Amour" et "Haine" fait illusion. Pas dupes, les deux enfants fuient ce monde aveuglé et descendent en barque la rivière devenue soudain mystérieuse et inquiétante. Alors que le croque-mitaine part à leurs trousses, les deux âmes en peine trouvent refuge chez une dame patronnesse (Lilian Gish).  
L'affrontement entre l'ange noir et l'ange blanc est inévitable. "Méfie-toi des faux prophètes, est-il écrit dans la Bible, qui viennent vers toi déguisés en brebis mais qui sont en vérité des loups voraces." Les saintes écritures résonnent dans les premiers instants du film. La caméra descend du ciel et vient poser son regard omniscient sur la bourgade de l'Ohio. 

Résultat de recherche d'images pour "la nuit du chasseur"


Tourné dans un noir et blanc contrasté au mitan des fifties, à l'heure où tout le monde voit la vie en Technicolor et en Cinémascope, La nuit du chasseur est une aberration. Laughton joue ici avec les ruptures de ton, ne laisse jamais son film s'installer dans un climat précis. Ainsi, la pesanteur du drame est sans cesse perturbée par le jeu volontairement outrancier d'un Mitchum parfois proche du loup de Tex Avery. Le surnaturel peut être à la fois source de réconfort (la descente de la rivière avec son bestiaire de conte de fées) et menaçant (la mort en maraude n'est jamais très loin). 
Laughton ose également des effets visuels audacieux et déconcertants. Sur le mode de l'expressionnisme allemand faisant de chaque décor une projection des tourments intérieurs des personnages, la chambre à coucher de Willa prend, par exemple, des allures de chapelle au moment où son amant s'apprête à la poignarder. Dans les derniers instants du film, la caméra du génial chef opérateur Stanley Cortez parvient, par un jeu de lumière sidérant, à mettre sur un même plan la vieille dame aux aguets (Gish) et le diable (Mitchum), tandis que leurs voix fredonnent le même chant religieux. Le bien et le mal face à face, à égalité. Il faudra attendre l'arrivée dans le cadre d'une innocente jeune fille pour rompre cette harmonie contre-nature.  

Résultat de recherche d'images pour "la nuit du chasseur"
Enfin, Laughton exprime audacieusement les pulsions sexuelles du faux prêtre par l'ouverture systématique et violente de son couteau. La nuit du chasseur sera évidemment un échec public et critique avant d'être reconsidéré à sa juste valeur. Laughton, dépité, ne parviendra jamais à repasser derrière la caméra et mourra moins de sept ans après les faits. On peut se rassurer à bon compte en estimant que le caractère définitif de ce monument n'en appelait pas d'autre. Dans l'histoire du cinéma, le cas est cependant unique. 

Résultat de recherche d'images pour "la nuit du chasseur"


Dans les années 50, Charles Laughton n'est pas en odeur de sainteté à Hollywood. L'acteur d'origine britannique né en 1899, tout juste naturalisé américain, est dans la ligne de mire des sorcières du sénateur McCarthy qui traquent sans relâche les ennemis de la nation dans les milieux artistiques. Avec son physique rondouillard, son accent british et une certaine prédisposition pour l'emphase, l'homme qui aimait dire de lui-même "j'ai un visage comme l'arrière-train d'un éléphant!", est une personnalité atypique. Plus Boris Karloff que James Stewart!  
À l'écran, sa filmographie compte toutes les fortes têtes de l'histoire: Néron, le docteur Moreau, Henry VIII, l'inspecteur Javert des Misérables,le peintre Rembrandt ou encore Quasimodo. Formé sur les prestigieuses planches de la Royal Academy of Dramatic Art de Londres, Laughton a une formation classique mais aime plus que tout l'expérimentation. Il compte ainsi parmi ses proches le metteur en scène et dramaturge Bertolt Brecht, figure intellectuelle, anticonformiste et iconoclaste. Féru d'art contemporain, il collectionne les oeuvres avec un goût sûr et avant-gardiste. Bien que marié à une actrice rencontrée lors de ses débuts londoniens, le comédien ne cache pas son homosexualité à une époque où le puritanisme rampant sévit même à Hollywood.  
Enfin, Laughton, à l'instar d'un Orson Welles avec lequel il a beaucoup de points communs, est un formidable conteur. Il était connu pour ses prestations radiophoniques où il lisait de sa voix profonde des passages de la Bible. Charles Laughton, ogre magnifique, esprit fin et lettré, personnage facétieux et charmeur, voulait que sa Nuit du chasseur porte en elle tous les mystères de l'existence. Si la vie est capharnaüm d'émotions, son film devait l'être aussi. Il le sera. "Notre thème, comme celui du livre original, explique Charles Laughton, se limite à l'épreuve des petits enfants qui doivent apprendre ceci: le mal a de multiples visages, et la bonté surgit parfois là où on l'attendait le moins. Nous n'avons pas cherché le symbole, mais avons recréé un rêve." 

Résultat de recherche d'images pour "la nuit du chasseur"


C'est le producteur Paul Gregory qui rendra possible La nuit du chasseur. L'auteur du livre enverra plusieurs croquis afin de guider l'imaginaire du metteur en scène. Le scénariste James Agee proposera une adaptation bigger than life que Laughton parviendra à raccourcir.  
Si Gary Cooper et Laurence Olivier ont fait partie de la wish list de Laughton pour le rôle du faux révérend, on imagine mal aujourd'hui comment un autre que Mitchum aurait pu traduire son côté inquiétant et bouffon. Lilian Gish, muse du grand D.W. Griffith, source d'inspiration avouée de Laughton, apportera toute la sagesse et l'autorité nécessaires à son personnage. Shelley Winters, totalement vampirisée par son metteur en scène, semblera flotter dans un état fantomatique. Sa silhouette inerte au fond du lac hantera à jamais nos esprits cinéphiles. La nuit du chasseur sera tourné en studio en seulement trente-six jours.  
Simon Callow, le biographe de Charles Laughton, a écrit: "L'homme qui adorait les mots mais ne savait pas écrire, l'homme qui adorait l'art mais ne savait pas peindre, l'homme qui possédait l'autorité mais préférait travailler en collaboration, avait enfin trouvé ses pinceaux, sa plume, son équipe." Il arrive parfois que cette alchimie ne survienne qu'une seule fois dans une vie. Cette nuit est définitivement unique. 

Résultat de recherche d'images pour "la nuit du chasseur"

Résultat de recherche d'images pour "la nuit du chasseur"

Résultat de recherche d'images pour "la nuit du chasseur"


Résultat de recherche d'images pour "la nuit du chasseur"

Résultat de recherche d'images pour "la nuit du chasseur"


Résultat de recherche d'images pour "la nuit du chasseur"

Résultat de recherche d'images pour "la nuit du chasseur"

Résultat de recherche d'images pour "la nuit du chasseur"

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire