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mardi 8 juillet 2025

18.20 - MON AVIS SUR LE FILM LES DISPARUS DE SAINT AGIL DE CHRISTIAN JAQUE (1938)


 Vu le film Les Disparus de Saint Agil de Christian Jaque (1938) avec Serge Grave Marcel Mouloudji Jean Claudio Eric Von Stroheim Michel Simon Aimé Clariond Aimé Bernard Jean Buquet Claude Roy Robert Rollis Serge Reggiani Charles Aznavour Robert le Vigan 

Il y a des films qui restent ancrés dans une mémoire collective et intime, parce qu’ils réactivent des sensations enfouies, des frissons d’enfance, des rêves de fuite, de bravoure et de mystère. Les Disparus de Saint-Agil, de Christian-Jaque, est de ceux-là. Longtemps montré dans les patronages, parfois découvert sur les bancs d’un ciné-club d’internat, il est pour beaucoup la première incursion dans un cinéma "d’adultes" sans pour autant quitter les yeux de l’enfance. Adapté du roman éponyme de Pierre Very, ce film tourné à la veille de la Seconde Guerre mondiale conjugue récit d’aventure, film noir et chronique de l’âge tendre avec une subtilité et une noirceur rare dans le cinéma français de l’époque. 

Dans l’internat austère et brumeux de Saint-Agil, trois élèves forment un mystérieux club secret : "les Chiche Capon". Leur but ? S’enfuir un jour vers le Nouveau Monde, pour vivre libres, loin de la discipline, des leçons et de l’enfermement. Mais bientôt, l’un d’entre eux disparaît. Puis un autre. Les camarades restants, inquiets mais déterminés, vont mener l’enquête. Autour d’eux, un professeur de dessin un peu ivrogne (Michel Simon, inoubliable), un directeur sévère, un surveillant inquiétant, des personnages troubles… et, en filigrane, l’écho d’un danger plus vaste, plus obscur. 

Ce qui frappe dès les premières minutes, c’est l’atmosphère. Un noir et blanc somptueux, baigné d’ombres et de brouillards, fait de l’internat un théâtre de l’imaginaire et de l’angoisse. La photographie, signée Marcel Lucien, est digne du meilleur film noir américain : les couloirs semblent sans fin, les dortoirs deviennent menaçants, les visages surgissent dans des clairs-obscurs saisissants. Christian-Jaque signe ici son plus beau film, filmant à hauteur d’enfant mais avec une intensité dramatique presque expressionniste. La caméra glisse, observe, se tapit. L’angoisse monte lentement, sans effets inutiles, juste par le jeu des regards, le poids du silence, la solennité des gestes. 

Les enfants, justement, sont miraculeux. Marcel Mouloudji, Jean Claudio, Serge Grave… tous incarnent leur rôle avec une étonnante justesse, sans jamais forcer. Il y a quelque chose de profondément touchant dans la manière dont ces jeunes garçons cherchent à comprendre un monde d’adultes qui leur échappe. Leurs jeux deviennent des rites, leurs secrets des drames, leurs silences des cris. Mouloudji est déjà un vrai comédien, et Charles Aznavour, tout petit, presque transparent, attire l’œil par sa simple présence. On est sidéré, aujourd’hui encore, de croiser dans cette distribution des figures qui deviendront immenses, comme Serge Reggiani — lui aussi élève discret mais intense. 

Et puis il y a les adultes, figures d’autorité ambiguës, souvent pathétiques, parfois inquiétantes. Michel Simon, inoubliable en professeur alcoolique et déchu, apporte au film une gravité et une chaleur inattendue. On le croit d’abord clown triste, on le découvre personnage tragique. Erich von Stroheim, impérial dans un rôle de professeur d’anglais aux allures de spectre, injecte au récit une étrangeté glaçante. C’est l’Europe du doute, celle qui précède la guerre, qui s’exprime ici, à travers ces figures pleines de fêlures et de soupçons. 

Car Les Disparus de Saint-Agil n’est pas seulement un film d’enfants. C’est un film sur la fin de l’innocence. Le vrai sujet n’est pas tant l’enquête (même si elle tient en haleine) que le glissement progressif de l’imaginaire enfantin vers une réalité menaçante. À travers le regard des enfants, Christian-Jaque capte une époque sur le fil, prête à sombrer dans l’ombre. On ne le dit pas explicitement, mais la montée des fascismes, l’enfermement, la peur de l’autre, la violence larvée du monde adulte hantent le récit. C’est un film prémonitoire, dont le mystère central n’est pas tant "qui a enlevé les enfants ?" mais "que devient un monde où les enfants veulent fuir ?". 

Rarement un film aura su capter avec autant d’élégance ce mélange de peur, de révolte, de rêve et de poésie propre à l’enfance. Le décor même — ce pensionnat perdu dans le brouillard — devient un personnage à part entière, entre prison gothique et terrain d’aventures. La musique de Henri Verdun, discrète mais évocatrice, accompagne à merveille cette tension douce-amère. Et le final, sombre, presque désespéré, où la vérité éclate sans que le rêve ne reprenne vraiment le dessus, résonne encore longtemps après le générique. 

Chef-d’œuvre ? Oui, indiscutablement. Tourné en 1938, dans un climat d’inquiétude palpable, Les Disparus de Saint-Agil capte l’instant fragile où l’enfance vacille et où le monde bascule. C’est un conte noir, une fable de corridors, un polar en culottes courtes qui touche au cœur par sa sincérité et sa mise en scène d’une grande maturité. Un film à (re)découvrir, surtout en ces temps où la magie du cinéma d’enfance se fait rare. Car comme les héros du film, on en sort grandi, bouleversé… et avec, peut-être, l’envie de s’enfuir vers l’Amérique. Bonjour Martin ! 

NOTE : 18.20

FICHE TECHNIQUE


DISTRIBUTION

Acteurs non crédités

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