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samedi 19 avril 2025

12.30 - MON AVIS SUR LE FILM HUIS-CLOS DE JACQUELINE AUDRY (1954)

 


Vu le film Huis-Clos de Jacqueline Audry (1954) avec Arletty Gaby Sylva Franck Villard Yves Deniaud Nicole Courcel Jean Debucourt Suzanne Dehelly Paul Frankeur 

Trois personnages, un homme et deux femmes, ont été amenés dans le salon empire d'un étrange hôtel, dont les fenêtres sont peu à peu murées. Inès, une lesbienne, Estelle, une femme du monde, et Garcin, un déserteur, sont ainsi condamnés à vivre ensemble, sans contact avec quiconque à l'exception d'un garçon d'étage. Ils se trouvent en fait en enfer. Chacun raconte pourquoi il a été voué à la damnation. 

Le "Huis clos" réalisé par Jacqueline Baudry est une adaptation rare et audacieuse de la célèbre pièce de Jean-Paul Sartre, cette redoutable mécanique théâtrale où "l'enfer, c’est les autres" devient l'aphorisme le plus célèbre de l'existentialisme. Tourné en 1982 pour la télévision, ce téléfilm est souvent éclipsé par les adaptations plus théâtrales ou littérales, mais mérite une attention renouvelée. Baudry, en réalisatrice discrète mais inspirée, prend le pari de rompre avec le seul enfermement scénique, sans trahir l'esprit de Sartre. 

Le principe du huis clos est respecté dans son essence : trois personnages (Garcin, Inès et Estelle) se retrouvent enfermés dans une pièce sans miroirs, ni fenêtres, ni repos possible. Le quatrième, un garçon d’étage, vient ponctuer ce purgatoire d’une présence fugace et étrange. L’enfer sartrien n’a ni flammes ni diables à fourche, seulement les jugements, les silences, les regards — et une lucidité qui arrive trop tard. Mais Baudry introduit des ruptures de rythme en ouvrant littéralement la pièce : les souvenirs des personnages s’incarnent à l’écran sous forme de flashbacks stylisés, presque oniriques. 

Cette ouverture narrative fait glisser la pièce dans une autre dimension. Là où le texte pouvait être oppressant, la réalisatrice donne du souffle sans l’affadir. On voit Garcin s’enfuir en Amérique du Sud, Estelle jetant son enfant, Inès déchirant son amante — autant de moments évoqués par les personnages dans la pièce, que Baudry met en image sans jamais voler la vedette aux dialogues. Le spectateur oscille alors entre le présent de l’enfermement et le passé reconstitué, et comprend mieux, presque physiquement, ce que chacun porte en lui. 

Le casting contribue beaucoup à la réussite de l’ensemble : Frank Villard, tout en retenue et douleur rentrée, campe un Garcin désespérément humain ; Arletty donne à Inès une intensité glaçante, sans jamais sombrer dans la caricature de la lesbienne perverse ; Gaby Sylvia dans un rôle souvent réduit à celui de la coquette tragique, trouve une vérité bouleversante. Chacun évolue comme une bête prise au piège, mais avec des éclairs d’émotion poignants. Le garçon d’étage, presque absent dans certaines versions, prend ici des allures de Virgile discret. 

C’est une femme qui s’empare du texte de Sartre, et cela se sent. Baudry, sans forcer le propos, rééquilibre les enjeux de genre. Le personnage d’Inès ne se résume pas à son homosexualité, mais devient le révélateur d’une autre forme de lucidité morale ; Estelle, loin d’être uniquement une femme fatale, est montrée dans toute la complexité d’un destin social tragique. On sent chez Baudry une volonté de réinterroger les causes de la damnation, au-delà des clichés moraux : la place des femmes, le poids du regard social, la violence symbolique des rapports humains. 

Le film, tourné dans une mise en scène sobre, fut diffusé dans la case "Au théâtre ce soir" élargie aux œuvres philosophiques. On raconte que Sartre, de son vivant, aurait craint ce type d’adaptation, redoutant que l’image ne fige son texte. Baudry, au contraire, lui offre une liberté nouvelle. Elle confia dans une rare interview qu’elle voulait faire résonner ce texte dans les années 80, à l'heure où le refoulement et les hypocrisies bourgeoises n’étaient pas mortes, et où le sida commençait à faire resurgir des jugements moraux brutaux, notamment sur l’homosexualité. 

On peut également noter que Dominique Labourier, formidable ici, retrouvait un rôle de femme lucide et douloureuse comme dans Céline et Julie vont en bateau de Rivette, autre forme de huis clos, mental celui-là. Quant à Baudry, cette adaptation reste, hélas, l’une de ses seules réalisations connues. Un véritable film oublié, aujourd’hui rarement rediffusé mais digne d’être (re)découvert. 

Un "Huis clos" à la fois fidèle et libre, respectueux du verbe sartrien tout en explorant les potentialités du langage cinématographique. Baudry ne trahit pas : elle augmente. En donnant corps aux souvenirs, elle complexifie le verdict moral. Et surtout, elle rend chaque mot du texte vibrant d’une actualité troublante. Une réussite discrète, intense, et bien plus subversive qu’il n’y paraît. 

NOTE : 12.30

FICHE TECHNIQUE


DISTRIBUTION


16.50 - MON AVIS SUR LE FILM POIL DE CAROTTE DE JULIEN DUVIVIER (1932)


 Vu le film Poil de Carotte de Julien Duvivier (1932) avec Harry Baur Robert Lynen Simone Aubry Catherine Fonteney Christiane Dor Maxime Fromiot Colette Segall Marthe Marty Louis Gauthier Henry Krauss Charlotte Barbier-Krauss Fabien Haziza 

La vie malheureuse du jeune François Lepic, dit Poil de Carotte, malmené entre une mère haineuse et malfaisante à son égard, un père taciturne et las qui se croit mal aimé de son fils, un frère et une sœur cupides et hypocrites. Seule Annette, une jeune domestique, prend son parti et fait comprendre à son père qu'il est malheureux. 

Poil de Carotte (1932) de Julien Duvivier est l’une des œuvres les plus déchirantes et justes du cinéma français. Adaptation du roman semi-autobiographique de Jules Renard, le film explore avec une lucidité cruelle les blessures de l’enfance négligée. Duvivier, déjà auteur d’une version muette en 1925, revisite ici son sujet avec la puissance du son, et une mise en scène encore plus ciselée, où chaque plan semble murmurer la douleur de l’oubli. 

François Lepic, surnommé Poil de Carotte pour sa chevelure rousse, est un enfant mal-aimé, ignoré, humilié. Au sein d’une famille rongée par l’amertume et l’indifférence, il incarne la solitude pure, celle qui ne s’exprime pas en cris mais en regards, en silences lourds, en gestes avortés. Sa mère, campée avec une dureté glaçante par Catherine Fonteney, incarne la figure de l’amour maternel perverti : sèche, autoritaire, acide. Une Thénardier domestique, sans rires ni caricature. Le père, interprété par l’immense Harry Baur, est une présence spectrale. Loin d’être le refuge, il est l’ombre d’un adulte, passif, muré dans son monde, incapable de voir le malheur qui gangrène son fils. 

Robert Lynen, dans le rôle-titre, est bouleversant. À seulement 12 ans, il offre une interprétation d’une justesse confondante. Son regard, parfois vide, parfois chargé de révolte, est celui d’un enfant usé avant l’âge. L’une des scènes les plus fortes du film – Poil de Carotte seul, face à la tentation du suicide – nous hante bien après la projection. C’est cette subtilité d’émotion, ce mélange de rage muette et de désir d’amour, qui rend sa performance inoubliable. 

La mise en scène de Duvivier, loin de tout pathos facile, est d’une sobriété exemplaire. Les décors rustiques, le cadre étroit de la maison familiale, les couloirs sombres, les escaliers trop grands pour l’enfant : tout devient le théâtre d’un enfermement affectif. Le son, encore récent dans le cinéma français de l’époque, est utilisé ici avec parcimonie, accentuant les silences, les non-dits, les silences assassins. Ce n’est pas un film bavard, c’est un film pesant, à l’atmosphère presque suffocante. 

Un élément touchant : Jules Renard lui-même avait confié que l’écriture de Poil de Carotte fut une manière de survivre à son enfance. Duvivier, en transposant cette souffrance à l’écran, en fait un acte de mémoire. On notera que le jeune Robert Lynen, étoile filante du cinéma français, connaîtra un destin tragique : résistant pendant la guerre, il sera arrêté par la Gestapo et fusillé à 20 ans. Ce drame ajoute une couche supplémentaire d’émotion à son interprétation, comme si, déjà, une gravité hors du commun pesait sur ses épaules. 

Duvivier, maître du mélodrame mais aussi des atmosphères, filme ici l’enfance non pas comme une période d’innocence, mais comme un territoire de lutte et de blessures. Il n’y a pas de mièvrerie dans Poil de Carotte, seulement une vérité nue, parfois insoutenable. C’est cette vérité qui, aujourd’hui encore, fait la force du film. Rien n’a vieilli : ni le propos, ni l’émotion, ni la beauté sombre de ses images. 

Poil de Carotte n’est pas seulement une œuvre sur la maltraitance psychologique, c’est un miroir tendu à tous ceux qui ont, un jour, souffert du silence des adultes. C’est un film nécessaire, qui parle autant aux enfants qu’aux parents, un cri étouffé devenu classique. Un chef-d'œuvre à jamais gravé dans l’histoire du cinéma français. 

NOTE : 16.50

FICHE TECHNIQUE


DISTRIBUTION

3.10 - MON AVIS SUR LE FILM TOUTES POUR UNE DE HOUDA BENYAMINA (2024)

 


Vu le film Toutes pour Une de Houda Benyamina (2024) avec Oulaya Amamra Sabrina Ouazani Deborah Lukumuena Daphné Patakia Georgina Amoros Nemo Schiffman Kacey Klein 

Sara, une jeune fille en quête de liberté, découvre avec stupeur que les légendaires Trois Mousquetaires, protecteurs de la Reine de France, sont en réalité des femmes dissimulées sous des apparences masculines. Fascinée par leur courage et leur détermination, elle décide de rejoindre leur aventure et de suivre leur chemin : se transformer pour être libre et enfin devenir elle-même. 

Toutes pour Une : ou comment prendre un roman mythique d’Alexandre Dumas, le secouer comme une bouteille de soda éventée, et n’en garder que la mousse. Ce film, annoncé comme une relecture féminine et engagée des Trois Mousquetaires, s’impose surtout comme un cas d’école de contre-exemple en matière d’adaptation. Un naufrage total, artistique, narratif et même symbolique, qui n’a pas seulement raté sa cible : il a tiré dans l’autre direction, les yeux bandés, à cheval sur un cheval de bois. 

Le projet partait peut-être d’une bonne intention – revisiter un classique sous un angle féminin – mais l'exécution tient de la caricature. Le problème n’est pas qu’on féminise les héros : c’est qu’on le fait sans finesse, sans audace, et surtout sans assumer. Les trois héroïnes ne sont que des copies pâles, grimées, costumées à la truelle, et affublées de voix viriles forcées dignes d’un sketch raté. C’est un festival de surjeu, de postures pseudo-guerrières et de punchlines qui tombent à plat comme des crêpes froides. À force de vouloir "réparer" un roman jugé trop masculin, le film en oublie d’en préserver la richesse, l’humour, l’esprit d'aventure. Dumas a dû faire un triple salto dans sa tombe. 

Le scénario, déjà, semble écrit lors d’un week-end entre copines branchées wokisme en mal de visibilité. On s’y perd entre intrigues de cour, sororité à gros sabots, et affrontements en mode chorégraphies de clip RnB du début des années 2000. Et la mise en scène n’arrange rien : ralentis à outrance, filtres sépia criards, gros plans intensément vides. Un style clinquant pour masquer le vide, ou comment faire passer un épisode de Plus belle la vie pour Game of Thrones. 

Les dialogues ? Affligeants. On a droit à des répliques comme : « L’honneur est un fardeau que seules les reines savent porter. » Sérieusement ? Même dans une rédac de 5e, ça ne passerait pas. On sent le film écrit pour Twitter plutôt que pour le cinéma. Les héroïnes, censées incarner la puissance féminine, finissent par devenir des marionnettes d’un discours sans vie, déconnecté, qui sonne faux de la première à la dernière scène. 

Le public ne s’y est pas trompé. Le film est un four monumental : salles désertes, critiques assassines, et rumeurs d’un boycott déguisé. L’une des actrices, visiblement en manque de médiatisation, a ajouté sa touche au désastre avec des sorties médiatiques maladroites, accusant les spectateurs de misogynie parce qu’ils ne venaient pas voir le film. Quand il faut supplier le public de vous aimer, c’est rarement bon signe. 

Une anecdote raconte que, lors de la première projection presse, un silence gênant a suivi le générique. Puis, un critique aurait glissé à son voisin : « Une pour toutes, et surtout aucune pour moi. » C’est dire. 

Toutes pour Une échoue sur tous les fronts : il trahit Dumas, échoue à créer un nouveau mythe, et dessert son propre message. Loin d’être un acte féministe fort, c’est une opération opportuniste, mal écrite, mal jouée, mal pensée. On ne sort pas de la salle révoltée. Juste fatigué, désabusé, et vaguement honteux pour les actrices qui y ont cru. Elles sont bien seules, en effet. 

Un conseil ? Plutôt que de voir ce film, relisez Les Trois Mousquetaires. Même avec une couverture rose fluo et une préface inclusive, ce sera toujours plus palpitant que cette triste mascarade. 

NOTE : 3.10

FICHE TECHNIQUE

Coproducteurs : Jacques-Henri Bronckart, Tatjana Kozar et Gwennaëlle Libert

DISTRIBUTION