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jeudi 9 avril 2015

HISTOIRE D'UN FILM : OPENING NIGHT DE JOHN CASSAVETES

"John, je fais du théâtre maintenant!" a répondu un jour Ben Gazzara à Cassavetes qui lui proposait un nouveau rôle sur grand écran. Le comédien se demandait alors ce que son réalisateur fétiche pouvait bien trouver de si passionnant dans le cinéma. "L'immortalité!" aurait rétorqué Cassavetes. La solennité de la réponse cadre mal dans la bouche d'un homme a priori peu préoccupé par son propre culte et dont l'oeuvre, aussi imposante soit-elle, n'a jamais cherché à entrer dans l'histoire par la grande porte. Vingt-trois ans après la mort de John Cassavetes, cette parole prophétique a pourtant valeur d'axiome.  


Son nom est effectivement sur les lèvres de tous les cinéphiles du monde entier et les apprentis cinéastes fantasment allégrement sur cette figure emblématique du cinéma indé américain qui imaginait chaque film comme un long "work in progress", où l'impro avait la part belle, la notion de troupe impliquait chaque individu dans le processus créatif et les circonvolutions de l'inspiration dictaient le rythme intérieur et extérieur du film. De cette vision romantique forcément édulcorée par le temps, il reste les films dont la fièvre brutale apporte un contraste saisissant à défaut d'un démenti.  
Les cinq plus marquants sont projetés à l'aide de nouveaux masters numériques depuis le 11 juillet: Shadows (1959), Faces (1968), Une femme sous influence (1972), Meurtre d'un bookmaker chinois (1976) et donc cet Opening Night (1978), sorte de Cassavetes illustré, où toutes les coutures de la mise en scène sont volontairement mises à nu (à mort?) afin d'exposer le cadavre d'une actrice à l'agonie. 

CINEMA. Opening night de John Cassavetes est à nouveau projeté depuis le 11 juillet.
Opening Night raconte en effet le calvaire d'une star, Myrtle Gordon (Gena Rowlands), engagée dans les répétitions d'une pièce de théâtre, The Second Woman, dont elle refuse peu à peu les enjeux dramatiques qui lui renvoient les ravages de la vieillesse en pleine figure. "Cette histoire d'âge m'achève!" déplore d'ailleurs Myrtle en plein milieu d'une répétition. Autour d'elle, Manny Victor, son metteur en scène (Ben Gazzara), et Maurice Aarons, son partenaire de jeu (John Cassavetes), supportent de plus en plus en mal cette crise existentielle, intellectuelle et artistique. Peut-être pressentent-ils que leur partenaire atteint les affres secrètes de la création, un territoire qu'ils n'approcheront sûrement jamais.


L'auteur de la pièce (Joan Blondell), vieille mégère toute fardée, fait semblant de partager la douleur de son actrice mais bute devant l'évidence de ses propres limites. Quant au producteur (Paul Stewart), tout entier plongé dans sa rationalité de comptable, il ne comprend rien de rien: "Pourquoi ne pas la remplacer tout simplement?" Comme si l'art pouvait s'accommoder des petits compromis. La caméra de Cassavetes ne rate rien de cette ébullition et nous fait pénétrer dans les coulisses et les feux de la rampe que l'héroïne, alcoolisée et déboussolée, traverse sans rien changer de son comportement.  
Très vite, la frontière des lieux se brouille et l'actrice de théâtre, jetée ainsi en pâture, dévore le film de l'intérieur, remettant en cause sa propre raison d'être. La dernière partie du film est intenable. Le soir de la première new-yorkaise - l'"opening night" du titre -, alors que le public attend le lever imminent de rideau, en coulisse, tout le monde est dans l'attente fébrile de l'arrivée de la comédienne qui n'a pas donné signe de vie de toute la journée. Jouera, jouera pas? La tension monte. Ce suspense sur la possibilité ou non d'une représentation place le spectateur de cinéma, comme celui du théâtre, dont Cassavetes filme en amorce les ombres menaçantes, dans un état de tension nerveuse extrême.  
Le réalisateur, en même temps qu'il donne à ressentir l'importance démesurée du spectacle, semble en révéler la fragilité intrinsèque. La représentation aura bien lieu mais sans que nous ne sachions jamais vraiment la part improvisée par Myrtle Gordon. Sur scène, la pièce prend une tournure boulevardière qui ravit le public et fait grincer des dents les auteurs. Myrtle ironise, réinvente le texte et exprime l'étendue de son drame intérieur: "Je ne suis plus moi-même (...) On nous a envahis. D'autres sont ici à notre place!" Jamais, depuis Eve de Mankiewicz, le monde du théâtre n'avait été aussi bien ausculté de l'intérieur. 

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