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jeudi 10 avril 2025

11.40 - MON AVIS SUR LE FILM LES ENFANTS D'APRES EUX DE LUDOVOC ET ZORAN BOUKHERMA (2024)

 


 Vu le film Les Enfants d’après eux de Ludovic et Zoran Boukherma (2024) avec Paul Kircher Gilles Lellouche Angelina Woreth Sayyid El Alami  Ludivine Sagnier Louis Memmi Anouck Villemin Lounès Tazaïrt Barbara Buch Raphael Quenard Anna Biolay Brice Fournier 

Dans l'Est de la France, en ce mois d'août 1992, c'est l'été et il fait chaud. Anthony Casati, quatorze ans, partage son ennui avec son cousin. Ils décident d'aller au lac, où ils rencontrent Clémence et Stéphanie. Le cœur d'Anthony va s'accélérer pour cette dernière. Stéphanie les invite à une fête qui a lieu le soir-même. Pour s'y rendre avec son cousin, Anthony emprunte la moto qui appartient à son père, sans avoir eu son autorisation. Lorsque le soleil se lève, le deux-roues n'est plus là. Il soupçonne Hacine, un adolescent d'origine marocaine habitant dans une cité. Mis au courant du vol, le père d'Hacine lui brûle la main et lui impose de rentrer au Maroc. La moto est retrouvée en feu devant le domicile des Casati, ce qui entraînera une crise de colère du père d'Anthony et le divorce de ses parents. On retrouve ensuite Anthony et sa mère deux ans plus tard, en août 1994, avec les mêmes protagonistes. 

Leurs enfants après eux, des frères Boukherma, ambitionne la fresque générationnelle, celle qui traverse le temps et capte une jeunesse en déshérence. Adapté du roman de Nicolas Mathieu, le film suit Anthony, 14 ans, et son cousin, deux adolescents paumés dans une vallée de l'Est de la France, entre usines qui ferment, lacs stagnants et lotissements mornes. Le récit s’étale de 1992 à 1998, six années d’errance où tout semble figé, où l’avenir n’a pas de forme, où l’ennui ronge. 

Les deux garçons traînent, fument, boivent, s’échappent à mobylette pour des road trips sans but. Ils n’ont rien à faire, alors ils font n’importe quoi : la violence comme jeu, la drogue comme passe-temps, la cigarette comme rite, l’alcool comme moteur. Puis Anthony rencontre Stéphanie. Elle a ce truc en plus, cette allure, cette distance. Il croit qu’il va l’aimer, qu’elle va le sauver, qu’il va changer. Et le film tente de nous faire croire que cette rencontre va tout bouleverser. Mais rien ne bouge vraiment. Pas dans le film. Pas en nous. 

Car malgré son sujet prometteur, Leurs enfants après eux reste sur le seuil. La mise en scène est appliquée, les cadres sont soignés, la lumière dorée, presque pastorale. Mais tout est trop poli, trop esthétisé pour qu’on sente la rage sourde de cette jeunesse invisible. Là où on attendait de la boue, du béton, des cris et des larmes, on a des silences bien captés et des corps lents. 

Paul Kircher, immense talent au demeurant, peine ici à nous convaincre. Le choix de lui faire incarner un adolescent de 14 ans alors qu’il en a 23 se retourne contre le film. Son jeu est précis, mais son corps trahit l’illusion. On ne le croit pas. Et comme c’est lui qu’on doit suivre sur six ans, c’est toute la narration qui vacille. Il est devenu le chouchou du cinéma d’auteur queer, c’est vrai, mais ici son aura parasite plus qu’elle ne sert. 

Autour de lui, les personnages secondaires peinent à exister, à l’exception notable de Gilles Lellouche. Il incarne le père d’Anthony, un homme rustre, aimant malgré lui, protecteur malgré la colère. Il apporte enfin un peu de chair, une trace de conflit générationnel qu’on aurait aimé voir creuser. Là où le cinéma français des années 60/70 savait provoquer la tension entre les générations, ici tout reste larvé, à peine esquissé. 

Autre écueil, la sexualisation des corps adolescents. Les Boukherma filment leurs jeunes personnages avec une insistance trouble, sans que cela serve de discours clair. Ce n’est ni un regard critique, ni une réelle célébration du désir. Juste une présence, insistante, parfois gênante. 

Et puis, il y a cette scène de boîte de nuit, improbable, où tout s’arrête sur un slow de Cabrel pendant quatre interminables minutes. Ce qui aurait pu être un moment de grâce devient un supplice. Déjà que le film frôle les deux heures vingt, ce ralenti final nous achève. 

Leurs enfants après eux avait tout pour devenir un film fort, générationnel, inscrit dans une mémoire collective. Il avait les thèmes, le matériau romanesque, une toile de fond sociale puissante. Mais il manque l’énergie, la colère, l’élan. Il manque ce "je ne sais quoi" qui rend un film nécessaire. Ici, tout est trop lisse, trop beau, trop long. Et finalement, ce sont les spectateurs qui, comme les héros, finissent par s’ennuyer. 

NOTE : 11.40

FICHE TECHNIQUE


DISTRIBUTION

mardi 8 avril 2025

11.90 - MON AVIS SUR LE FILM 10 PETITS NEGRES DE PETER COLLINSON (1976)

 


Vu le film 10 Petits Nègres de Peter Collinson (1976) avec Richard Attenborough Charles Aznavour Oliver Reed Elke Sommer Stéphane Audran Herbert Lom Orson Welles (voix) Maria Röhm Elke Sommer Alberto de Mendoza Adolfo Celli  

 

Invitées par un inconnu, dix personnes se retrouvent dans un palace perdu au milieu du désert iranien. Une voix mystérieuse les accuse d'actions criminelles qui ont échappé à la justice. Ils sont tués les uns après les autres. 

 

Le désespoir (ou la colère froide) devant les adaptations ratées de ses chefs-d’œuvre. Et Les Petits Nègres (And Then There Were None, 1974, réalisé par Peter Collinson), en est un bon exemple. On dirait que le film coche toutes les cases de ce qu’il ne faut pas faire avec un roman d’ambiance et de tension psychologique. 

Déjà, le lieu du drame, cet huis clos insulaire et angoissant, est déplacé... dans un hôtel en Iran. Oui, un palace kitsch planté au milieu du désert. Et ça change tout. Là où l’île originelle rendait l’histoire claustrophobe, étouffante, ici l’environnement semble presque trop spacieux, trop exotique, trop esthétisant, comme si on regardait une pub pour du parfum des années 70. Tu sens que le décor cherche à en mettre plein les yeux, mais il trahit complètement le minimalisme cruel et implacable de l’intrigue. 

Et puis, le casting. Sur le papier, il y a du beau monde : Oliver Reed, Elke Sommer, Richard Attenborough, Gert Fröbe… mais la mayonnaise ne prend jamais. On a des archétypes qui se baladent dans un script paresseux, chacun jouant sa partition comme dans un téléfilm de luxe. Pas une once de tension. On devine tout, trop vite. Et surtout, surtout, cette manie de modifier la fin ! On te refait le coup de la version happy end, alors que le roman est d’une noirceur absolue — c’est même ce qui en fait un sommet. Ce choix est une trahison, ni plus ni moins. 

Peter Collinson, qui avait pourtant signé The Italian Job (un petit bijou d’humour et de rythme), semble ici en mode pilote automatique. On ne ressent jamais le vertige moral, la paranoïa croissante, cette impression qu’une force invisible tire les ficelles. Tout est plat, sans nerf, sans véritable suspense. 

Bref, un vrai ratage. C’est d’autant plus rageant que le roman fait partie du top 3 incontestable d’Agatha Christie. Un récit implacable, d’une modernité glaçante, qui mériterait enfin une adaptation fidèle et sobre. Il y en a eu quelques-unes plus réussies, comme celle de la BBC en 2015 (plus sombre, plus fidèle, très bien jouée), mais cette version de 1974... un naufrage. 

NOTE : 11.90

FICHE TECHNIQUE


DISTRIBUTION

13.10 - VU LE FILM LA CLEPSYDRE DE WOJCIEH HAS (1973)


 Vu le film La Clepsydre de Wojciech Has (1973) avec Jan Nowicki Irena Orska Tadeusz Kondrat  Gustaw Holoubek Halina Kowalska Ludwik Benoit Mieczysław Voit   

Joseph rend visite à son père soigné dans un étrange sanatorium dirigé par le docteur Gotard. Commence alors pour lui un voyage intérieur dans son passé. 

Film inclassable et profondément déroutant, La Clepsydre de Wojciech Has, prix du jury à Cannes en 1973, est de ces œuvres qui échappent aux catégories habituelles du cinéma. Adapté des écrits énigmatiques et métaphysiques de Bruno Schulz, notamment Le Sanatorium au croque-mort, le film propose une immersion totale dans un univers où le temps se dilate, les souvenirs se dissolvent, et la réalité se dérobe à chaque image. 

Le film raconte le voyage de Joseph, un homme qui se rend dans un sanatorium étrange pour voir son père malade. Mais à peine arrivé, les repères s’effondrent : le temps y est suspendu — littéralement — comme si une "clepsydre" (horloge à eau) avait été déréglée. Dans cet espace hors du monde, Joseph glisse progressivement dans un labyrinthe de souvenirs, de fantasmes et de visions troubles, revisitant son enfance, les figures de son passé, ses peurs enfouies et surtout son rapport complexe à son père. 

Wojciech Has ne raconte pas une histoire au sens classique. Il compose un poème visuel, un kaléidoscope de symboles et d’objets oubliés, une succession de tableaux mouvants où les décors — véritables personnages — envahissent l’écran. On passe d’un grenier aux allures de théâtre baroque à un train abandonné, d’un cimetière surréaliste à une rue juive d’Europe de l’Est figée dans un temps spectral. Le film regorge de motifs liés à la mémoire, à la mort, à l’identité juive, à la paternité, à l’histoire polonaise, et pourtant aucun n’est développé de manière explicite. Tout est suggéré, allusif, symbolique. 

Visuellement, c’est un choc : le travail sur les décors, les matières, les couleurs fanées, la lumière trouble, donne l’impression d’un rêve fiévreux ou d’une longue hypnose. Chaque plan semble peint à la main. Le chef opérateur Witold Sobociński (collaborateur de Wajda et Zulawski) y livre un travail hallucinant. Il faut noter que le film a été tourné en pleine période de censure communiste, et que Has a dû se battre pour préserver sa vision originale. Le résultat fut salué à Cannes mais largement incompris par une partie du public, y compris polonais. 

Car voilà le paradoxe : La Clepsydre est aussi fascinant qu’hermétique. Son scénario, volontairement abscons et non linéaire, plonge le spectateur dans un monde sans boussole. Il ne s’agit pas de comprendre, mais d’éprouver. Ce flou peut être frustrant : on s’accroche à quelques repères narratifs au début, puis on se laisse glisser dans un état presque second, où les émotions priment sur la logique. 

Cette étrangeté est d’autant plus frappante que l’œuvre de Bruno Schulz, écrivain polonais d’origine juive assassiné par les nazis en 1942, est elle-même difficilement traduisible. Proche de Kafka, mais plus lyrique, il a laissé des récits oniriques et symbolistes qui semblent faits pour résister à toute adaptation. Has, qui avait déjà filmé l’inclassable Manuscrit trouvé à Saragosse, était sans doute le seul cinéaste capable de tenter cette entreprise. 

On peut voir dans La Clepsydre une forme d’élégie mélancolique, une tentative de figer le souvenir d’un monde perdu — celui des shtetls, des pères artisans, des maisons encombrées, des petits miracles domestiques. C’est aussi, peut-être, une manière de ressusciter ce passé englouti par la Shoah sans jamais le nommer directement. 

Mais attention : ce film ne s’adresse pas à tous les spectateurs. Il demande un lâcher-prise total. Ceux qui attendent une narration claire et une résolution seront déroutés, voire repoussés. Ceux qui acceptent de se perdre pourront vivre une expérience unique, sensorielle, proche de la rêverie éveillée. 

Pour l’anecdote, le film fut restauré par les archives polonaises dans les années 2010, après des décennies d’oubli. Il est aujourd’hui considéré comme un chef-d’œuvre du cinéma d’Europe de l’Est, et une rare tentative de rendre visible la prose insaisissable de Schulz. 

La Clepsydre n’est pas un film à comprendre, c’est un film à traverser. Un tombeau baroque pour un monde effacé, une clepsydre renversée où les souvenirs s’écoulent à rebours — lentement, en silence, jusqu’à ne plus faire de différence entre la vie, le rêve et la mort. 

NOTE : 13.10

FICHE TECHNIQIE


DISTRIBUTION
Acteurs non crédités